Hannah Arendt et les camps
Hannah Arendt et les camps : la modernité en jeu. Conférence du Lundi 3 mai 2004
Présentation par JF Bossy
Notre projet Mémoire/Histoire consacré, à l'INRP, aux " enseignements des refoulés de l'histoire du XXe siècle " tente d'éclairer le rapport très problématique que nous entretenons, au titre de citoyens et d'enseignants de l'Ecole républicaine, à un certain nombre d'événements désastreux qui font désormais partie d'un paradoxal patrimoine. La question de la Shoah ou de la guerre d'Algérie, celle des différentes expériences génocidaires qu'a connues le XXe siècle, ou encore l'univers concentrationnaire, constituent autant de défis pour des enseignements qui mettent directement en jeu notre proximité à ces expériences décivilisatrices et inhibent les modes classiques du traitement rationnel et objectif de notre histoire politique.
Nous voudrions ici revenir sur la pensée d'Hannah Arendt, à la faveur de son inscription récente dans le programme du baccalauréat de philosophie et de la reconnaissance dont elle bénéficie désormais dans le panorama de la réflexion contemporaine sur le politique. Plusieurs raisons appuient notre choix.
La principale est celle à la faveur de laquelle la philosophe juive allemande, qui avait fui l'Allemagne nazie en 1933, a su renouveler la pensée politique contemporaine à travers une analyse des expériences totalitaires consignée dans les trois tomes des Origines du totalitarisme. Sa réflexion sur le totalitaire faisait fond, nous semble t-il, sur notre modernité et ses responsabilités dans l'avènement d'une politique des camps. C'est bien grâce à l'impulsion donnée par la pensée d'Hannah Arendt qu'a pu se confirmer à la conscience de nos contemporains que le camp de concentration ne se résume pas à quelque territoire du bout du monde où des fous sadiques auraient exporté un régime d'exception, mais qu'il constitue une production politique caractéristique de notre modernité, articulée à la perte d'appartenance au monde expérimentée par les masses dépolitisées de notre temps.
Nous voudrions interroger le rapport qui se noue chez Hannah Arendt entre sa conception de l'humanité comme appartenance au monde, en tant qu'elle mobilise un style de pensée pré-moderne, et le regard jeté sur l'univers des camps nazis dans Le système totalitaire en particulier. Nous pensons qu'ainsi peut être questionnée la proximité et la responsabilité de notre temps dans l'avènement du système concentrationnaire.
Cette épreuve sans précédent endurée par l'homme dans les camps est-elle un effet terminal de l'humanisme abstrait des Lumières, le produit paradoxal d'une philosophie du sujet promouvant l'arrachement à toute tradition et la " désaffiliation " de l'homme ? Faut-il penser que l'homme ne saurait ainsi devenir une abstraction ou une pure liberté sans rompre par là-même avec les conditions qui permettent le vivre-ensemble et une existence authentiquement humaine ? Le camp est-il le produit désastreux de cette dialectique des Lumières par où l'utopie libératrice et progressiste se retourne en une expérience de radicale déshumanisation de l'homme ?
Autant de questions qui permettent de sonder la radicalité et la fécondité de la pensée d'Arendt sur la part sombre de notre temps.
Les camps de concentration et la catégorie de totalitarisme
Martine Leibovici, Paris XII.
Je propose une étude comparative de deux versions élaborées la même année par Hannah Arendt (1948) du "Projet de recherche sur les camps de concentration".
Le premier fut adressé à Eliott Cohen, directeur de la revue Commentary, le second à la revue Jewish social studies, dirigée par Salo W. Baron (ce second projet est publié dans La nature du totalitarisme, trad. M.I. B. de Launay, Paris, Payot, 1990, p.171-178).
Si seul le second projet mentionne la notion d'Etat totalitaire, il semble en même temps que, dans cette approche, Arendt n'accorde pas au génocide des Juifs la même place, comme si elle ne voulait plus distinguer ce qu'elle distinguait auparavant (dans la première version en particulier). Comment interpréter ce déplacement ? S'agit-il, comme certains le prétendent, d'une "régression" ou d'une "occultation" ? A partir de là, la réflexion pourrait s'orienter vers la pertinence de la catégorie de totalitarisme au regard des projets génocidaires qui se sont reproduits dans le monde depuis 1945.
La modernité à l'épreuve des camps totalitaires
Etienne Tassin
On a souvent critiqué la trop grande généralité de l'analyse arendtienne du totalitarisme, l'inadéquation du concept même, ou encore la partialité et l'imprécision de son étude des camps. Peut-être cherchait-on dans son texte une intelligence historique et socio-politique du phénomène de la domination trop différente de ce que le texte se propose de nous faire comprendre. Inversement, bien qu'Arendt affirme que les camps sont l'essence des systèmes totalitaires, on a voulu y voir le paradigme de la modernité, fût-elle celle des sociétés démocratiques. Peut-être manquait-on par là l'essentiel : non seulement le partage du totalitaire et du démocratique mais aussi et surtout le partage du non-politique et du politique.
Au fond, Arendt suggère que loin d'être un régime politique, même sans précédents, le totalitarisme est en réalité une mise hors-régime du politique, une forme de société anti-politique parce que tout entière ordonnée au projet de domination. Aussi la modernité doit-elle se comprendre en relation avec un certain " oubli " ou un certain recouvrement du sens du politique par des modes de domination et de gestion technoscientifique et économique de l'humain qui se déclinent différemment dans les systèmes totalitaires et dans les sociétés libérales. De ce point de vue, l'analyse arendtienne des camps correspond à ce qu'on pourrait nommer une " phénoménologie de la domination " qui laisse en négatif apparaître dans le moment de leur effacement systématique les traits constitutifs d'une société proprement politique.
Je me propose de mettre en évidence la manière dont son attention pour " la vie dans les camps " dévoile ces traits de l'existence politique qu'elle saisit dans le mouvement de leur destruction ; et d'indiquer comment elle nous permet de recouvrer, du sein de l'expérience totalitaire mais contre elle, le sens propre du politique. Si Arendt semble réactiver une entente pré-moderne de la vie politique ordonnée au souci d'un monde commun, elle exhibe en réalité les éléments d'une politique démocratique post-totalitaire - qui échapperait à la double caricature communautariste et individualiste à laquelle la réduit le débat contemporain -, en ce qu'elle noue l'exercice de la liberté à l'instauration toujours inaccomplie d'un monde commun et non à la préservation sécuritaire de la vie nue.
Les camps et la servitude des modernes
J-M Chaumont, Université de Louvain (Belgique)
Nous tenterons de reprendre l'analyse de ce qui fait selon Arendt (et Lefort à sa suite) la spécificité de la domination totalitaire, telle qu'elle se réalise dans les camps, comprise comme figure exemplaire de la servitude selon les modernes. Nous montrerons ensuite les liens qu'elle entretient avec des facettes hautement valorisées de la modernité pour conclure qu'il y a peut-être selon Arendt, sans qu'elle n'utilise le mot, une dialectique de l'émancipation (individualiste). La question étant alors de déterminer jusqu'à quel point cette dialectique lui apparaissait inéluctable (auquel cas la modernité serait condamnée sans appel possible) ou non (auquel cas la critique de la modernité pourrait n'être pas aussi radicale).
Ambiguïtés de la modernité et de la démocratie moderne
Robert Legros, Université de Caen
On sait que Hannah Arendt a brossé un sombre tableau de l'époque moderne, caractérisée à ses yeux par le scientisme, le prométhéisme lié à la sécularisation, l'anthropocentrisme, la suppression de toute aristocratie, l'individualisme, la prééminence de la fabrication puis du labeur. Il est vrai que tous ces phénomènes proprement modernes ont pu favoriser l'avènement des régimes totalitaires. Cependant, il est vrai aussi qu'ils sont d'origine démocratique, si l'on entend par démocratie ce mode moderne de la coexistence humaine fondé sur un principe d'égalité des conditions, d'autonomie de l'homme, d'indépendance individuelle. C'est précisément leur origine démocratique qui est mise en évidence par tous ceux qui les dénoncent en en appelant à un régime théocratique. Mais il est vrai également que l'action au sens où l'entend Arendt, la pluralité, la vie politique, ne peuvent se déployer là où règnent une théocratie, donc là où dominent les principes de la vie pré-moderne qui ont été détruit par la démocratie moderne. D'où la question qui se lève à la lecture de la critique arendtienne des temps modernes. Celle-ci n'est-elle pas tenue de prendre appui sur les principes de la démocratie moderne ?