Cinéma et violence extrême
Remarques sur la représentation cinématographique de la violence extrême des camps nazis et des chambres à gaz. Jean-François Forges, professeur d'Histoire-géographie.
La question de la représentation de la déportation par le cinéma a été souvent traitée. C'est un sujet d'autant plus important que des cinéastes sont parmi les très rares personnes, hormis des cinéastes et des témoins, à s'être penchées sur l'aspect factuel des camps et sur l'accomplissement de la Shoah dans les camps d'extermination.
Trois problèmes généraux, en introduction :
L'effritement de la culture cinématographique des élèves, des étudiants, des jeunes professeurs est peut-être une conséquence de la fin des ciné-clubs. Il arrive maintenant une nouvelle génération de professeurs d'histoire qui n'a pas vu le film originel de toute réflexion sur le cinéma et les camps : Nuit et brouillard d'Alain Resnais.
Le thème de la violence au cinéma est relatif. Il ne peut s'entendre que dans la considération des films dans leur totalité. On pourrait croire, en ne voyant qu'un seul extrait d'Andreï Roublev d'Andreï Tarkovski ou de Casualties of war de Brian de Palma que ces films font une présentation frontale et sans recul de la violence. Une scène de violence dans un film ne prend son sens qu'en rapport avec la totalité du film. Les plans se donnent du sens les uns les autres : c'est la définition même de l'art cinématographique.
Les réactions devant les représentations de la violence sont tellement différentes selon la sensibilité, la résistance ou la " résilience " et l'histoire personnelles qu'il n'y a pas de réponse claire à la définition d'une scène violente au cinéma. Une gifle dans Ladybird de Ken Loach est plus violente qu'un massacre irréel et chorégraphique dans un film de Hongkong. La mort d'une girafe abattue par un chasseur dans Sans soleilde Chris Marker ou le massacre réel des animaux d'abattoir dans Le sang des bêtes de Georges Franju sont incomparablement plus violents que la mort jouée par des centaines d'acteurs qui se relèvent après la prise dans les films de guerre ordinaires.
Certains peuvent ainsi considérer qu'un des plans les plus violents de Nuit et Brouillard est non pas le plan fameux des bulldozers poussant les corps mais celui d'un Allemand de Bergen-Belsen, sans doute un SS prisonnier, contraint à transporter les morts dans des fosses et portant, au contact direct de son dos, le cadavre à moitié nu d'une femme squelettique qui semble s'animer, au pas de l'homme.
La violence brutale, isolée de son contexte, de manière quasi pornographique, ne produit jamais de la pensée. Elle produit le rejet et le refus de voir. Elle produit la sidération ou l'effondrement du spectateur dans la désolation et le cauchemar. Mais la violence peut produire aussi une sorte d'envoûtement, sans parler même de l'inconcevable fascination érotique pour les charniers . Le problème se pose de manière précise lors de la présentation fréquente, dans les documentaires, des images filmées par exemple par Sydney Berstein à Bergen-Belsen. Ces images sont rarement présentées dans leur contexte historique : l'effondrement catastrophique des camps à la fin de la guerre dans l'Allemagne en ruine. Les corps nus de déportés morts de faim ou du typhus sont même présentés, par l'effet du montage, comme des victimes des chambres à gaz ou plus généralement comme des victimes de la Shoah.
La question de la représentation de la déportation au cinéma, et plus précisément des chambres à gaz, commence avec le film d'Alain Resnais Nuit et Brouillard.
Beaucoup de problèmes commencent avec Nuit et Brouillard. Il faut redire que le film d'Alain Resnais a eu un rôle capital dans la prise de conscience de la déportation et qu'il a marqué très profondément des générations de spectateurs. C'est un film essentiel, fondamental. Mais il a aussi proposé une manière de voir les camps qui a pesé sur les représentations qui ont suivi : indifférence à l'histoire factuelle malgré la présence de conseillers historiques, images présentées sans ordre, sans légende précise, sans souci du temps et du lieu, confusion entre les camps et les destinées des déportés juifs, tziganes ou résistants…
Les chambres à gaz de Nuit et brouillard sont présentées comme des lieux indéfinis. Le cinéma cogne durement sur l'imaginaire et se confond vite avec la réalité .
Ainsi, quand Alain Resnais montre le plafond strié d'un lieu désigné comme une chambre à gaz et que le commentaire de Jean Cayrol indique : " Le seul signe, mais il faut le savoir, c'est ce plafond labouré par les ongles. Même le béton se déchirait ", les auteurs lancent un processus très classique où l'on voit, de proche en proche, l'imagination des spectateurs se débrider à partir des images du cinématographe pour les reconstruire et les prolonger. Par une sorte d'effet Koulechov, les spectateurs croient avoir vu les images de leur imaginaire. Un spectateur allemand, interrogé après le film décrit les traces des ongles qu'il croit avoir vues sur les murs des chambres à gaz, les ongles des hommes en haut, ceux des femmes au milieu, ceux des enfants en bas . Et n'est ce pas au terme de ces représentations que certains peuvent affirmer avec obstination qu'à Birkenau, on peut voir " les ongles des enfants incrustés dans le ciment " des chambres à gaz ?
On a, à juste titre, critiqué la scène de La liste de Schindler de Steven Spielberg où l'on voit des déportées entrer dans une salle de douche avec un effet de suspense mal venu en cette circonstance car le contexte est tel qu'on croit qu'il s'agit d'une chambre à gaz. L'image n'est cependant pas fausse sur le plan historique, à Auschwitz. La tuyauterie apparente montre qu'on est bien dans une salle de douche et, de toute manière, le gaz à Birkenau n'est jamais arrivé par les pommeaux de douche. Le problème de cette scène paraît être plutôt un plan où les femmes sont regardées, nues dans la salle de douche, par un œilleton qui n'a pas de raison d'être sur la porte d'une telle salle mais qui existait sur les portes des chambres à gaz et par où le médecin SS pouvait vérifier la mort des victimes. Le plan de Spielberg à travers l'œilleton ne peut être qu'un regard de SS. La question de savoir qui regarde est toujours fondamentale au cinéma. La réponse ici est pour le moins embarrassante si le regard ne peut être que celui d'un SS.
Le film de Costa Gavras Amen a donné l'occasion d'interventions d'historiens professionnels sur la question de l'attitude de l'église catholique pendant la Shoah. Mais personne, à ma connaissance, n'a fait de réserves sur la représentation des chambres à gaz de Belzec vues par le témoin Kurt Gerstein. Sa description est précise sur ce point : les SS tuent par le moyen du monoxyde de carbone fourni par un moteur de camion. Pourquoi Costa Gavras a-t-il représenté des chambres à gaz imaginaires fonctionnant comme à Auschwitz, au Zyklon B ? Les cinéastes ont souvent un grand souci de reproduction du cadre historique de leurs récits.
Spielberg ou Polanski font une représentation étonnante de vérité, quand on les compare aux photographies de l'époque, des ghettos de Cracovie ou de Varsovie dans La liste de Schindler ou Le pianiste. Certes, l'artiste, contrairement à l'historien, a tous les droits de construire une fiction comme il l'entend. Ce n'est donc qu'une constatation : la représentation cinématographique peut être rigoureuse pour les ghettos. Elle ne l'est pas pour les chambres à gaz .
Il y a un film très surprenant qui n'a pas été distribué en France bien qu'on y voie des acteurs aussi célèbres qu'Harvey Keitel ou Steve Buscemi, La zone grise de Tim Blake Nelson. L'histoire se passe dans le crématoire II de Birkenau. Si l'auteur du film confond, à l'occasion de la révolte, les crématoires II et IV, une scène est intéressante sur la question de la représentation des chambres à gaz. On voit des membres des Sonderkommandos nettoyer au jet d'eau une chambre à gaz, plutôt correctement représentée avec même des hommes en train de repasser une couche d'enduit sur les murs . La scène est très forte. Si le moment du gazage ne peut être représenté, ce qui se passe ensuite laisse imaginer les circonstances de la mort. Mais c'est, au moins, dans un film, une tentative rare de chercher la vérité, même si elle bouscule quelque peu l'histoire officielle.
A ceux qui font des films ou des livres avec le souci de dire la vérité factuelle et non symbolique, il faut rappeler que les chambres à gaz de Belzec ou d'Auschwitz ne sont pas imaginaires. Ce ne sont pas des autels cannibales aux brasiers invraisemblables de Baal ou de Moloch. Ce sont des œuvres humaines. Elles ne sont pas une amplification symbolique d'un grand massacre historique. Elles sont une réalité factuelle et technique, connaissable et connue, unique dans toute l'histoire de l'humanité.
La scène des chambres à gaz dans La zone grise est une représentation des conséquences des gazages décrits par Filip Müller dans Shoah de Claude Lanzmann.
Claude Lanzmann dans Shoah donne dès 1985 une solution convaincante aux problèmes de la vérité et de la représentation. Vérité du cinéma, cinéma de la vérité, Shoah donne des informations historiques en même temps qu'il affronte l'événement, auquel il a donné un nom, par les paroles, par les visages, et aussi par les larmes de Filip Müller lorsque celui-ci décrit les chambres à gaz des Crématoires II et III, lors de l'assassinat des Juifs de Theresienstadt dans la nuit du 8 au 9 mars 1944.
La mise en scène du récit d'Abraham Bomba qui coupait les cheveux des femmes dans une chambre à gaz de Treblinka est exemplaire du cinéma de Lanzmann. Bomba n'est plus coiffeur au moment de son témoignage. Le cinéaste le fait revenir dans un salon de coiffure où se trouve un très grand nombre d'hommes multipliés en images virtuelles et réelles par les miroirs et la mise en abîme. Bomba fait une parodie de coupe de cheveux à un homme sur le récit de la coupe des cheveux des femmes à Treblinka. Lanzmann reproduit dans le présent une chambre à gaz de Treblinka de la seule manière qui paraît possible sans obscénité ni édulcoration. Il provoque une parole humaine réelle dans une mise en scène de cinéma qui comporte sa part de fiction. Il fait basculer le passé mort dans sa représentation présente et vive. L'insistance de Lanzmann à obtenir le témoignage de Bomba libère celui-ci d'un fardeau insupportable, au prix de la réactivation de sa souffrance. Mais si le dispositif lanzmannien produit de la vérité c'est qu'il est intégré dans un film qui ne peut se diviser.
L'image des chambres à gaz de Treblinka ou des camions à gaz de Chelmno surgit dans Shoah où tout le dispositif du cinéma travaille à les faire apparaître : le montage circulaire du film, la mise en parallèle de témoignages radicalement différents et irréductibles des survivants, des témoins polonais, des bourreaux allemands, l'inscription des faits exprimés par les paroles dans les lieux précis de leur accomplissement, les clairières, les chemins forestiers, les calmes forêts de Pologne. L'artiste est celui qui fait voir au-delà des apparences. Ainsi, la sensation physique du vent , qui passe sur les peupliers et les bouleaux de la forêt de Sobibor inquiète et angoisse comme une brutale violence quand on y perçoit comme une résonance fossile de la catastrophe.
La violence apparaît sous la forme d'une construction intellectuelle dans l'imagination des spectateurs. Elle ne permet ainsi aucune jouissance. Elle permet de rester debout et de résister. Elle prend du sens parce que, inscrite dans une œuvre artistique, elle produit de la pensée.