Nos mères, paroles blessées
Nos mères, paroles blessées. Une autre histoire de harkis de Fatima Besnaci-Lancou. Editions zellige, Paris 2006. L’auteur a publié Fille de harki et préside l’association Harkis et droits de l’Homme. Compte rendu par Gilles Boyer
Le livre de Fatima Besnaci-Lancou (préfacé par Claude Liauzu) donne la parole à vingt femmes de harkis de la première génération, celle arrivée en 1962 . La qualité des entretiens conduits avec finesse par l’auteur permet un véritable travail de mémoire d’autant que, très vraisemblablement, la grande majorité d’entre elles s’expriment pour la première fois. Ces témoignages apportent un éclairage nouveau sur l’histoire douloureuse des harkis. Victimes plus qu’actrices de cette histoire sur laquelle elles n’eurent aucune prise, ces femmes nous disent tout d’abord l’arrachement à leur terre natale et la violence d’un départ vers un exil sans réelle possibilité de retour. La très grande majorité de ces familles n’a pas choisi la France, leur fuite s’explique par la nécessité d’échapper à une extrême violence. Ainsi le témoignage de Malika « Je suis veuve depuis le 4 septembre 1962. Le 5 septembre, mon voisin avait trouvé devant notre ferme un baluchon dégoulinant de sang. En l’ouvrant, il découvrit l’horreur. Le diable venait de nous livrer ce qui restait de Tahar mon mari : sa tête, ses deux pieds et ses deux mains. La nuit suivante, ma belle-mère se jetait dans le puits » (p.101).
Elles nous disent aussi la vie dans les camps où les contraintes subies prolongent de fait leur statut colonial. C’est aussi le froid, les déplacements d’un camp à un autre et l’angoisse de l’inconnu. Mais c’est aussi une formidable capacité de résistance puisée dans la solidarité et dans une détermination affirmée pour que les enfants puissent trouver leur place dans un pays dont on ne peut pas vraiment dire qu’il fût d’accueil. C’est là où se situe le grand courage de ces femmes qui, dans une grande détresse morale et matérielle, ont su maintenir intacte une volonté de tous les instants.
Elles racontent ce que furent leurs itinéraires en France et, toutes, témoignent de leur fierté d’avoir permis aux générations suivantes de pouvoir trouver leur place. Il n’en demeure pas moins que le constat reste amer « L’Algérie nous traîte de traitres et la France nous a trahis » ou ce qu’exprime Farida « J’ai demandé à mon mari de m’enterrer loin des français et des algériens. Je veux bien que l’on m’enterre avec des chinois ou des belges »(p.39).
Souvent, l’Histoire reste abstraite, elle est écrite à juste titre avec des mots qui recouvrent des catégories en elles-mêmes complexes commes celle de harkis. Ce livre nous montre au quotidien ce qu’est la dureté de l’Histoire et combien les hommes -ici les femmes- sont victimes de circonstances qui les dépassent sur le moment et, malheureusement, jusqu’à aujourd’hui, pour les harkis. En témoigne ce que rapporte Libération dans son édition du 2 août 2005 « …La dépouille d’un français, ancien harki venue de Normandie pour être inhumée dans sa terre natale des Aurés a été refoulée au printemps dernier ».
Ce recueil de paroles émouvantes, outre ce qu’il nous dit sur l’immense courage de ces femmes, est essentiel en ce qu’il permet l’absolue nécessité de la reconnaissance de ces souffrances. Il est pour les enseignants une source de documents pour le travail en classe, en particulier pour déconstruire ce que signifie chez beaucoup d’élèves le terme harki, très souvent employé pour signifier traître.
A l’heure où l’on évoque trop souvent les enjeux de mémoires, ce livre démontre que si l’indépendance de l’Algérie est légitime, il convient cependant de ne pas exclure les mémoires blessées et d’évoquer le bannissement des familles de harkis, prolongé parfois au-delà de leur mort.
Gilles Boyer