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Le cinéma de Claude Lanzmann

Le cinéma de Claude Lanzmann, cinéma de la vérité, vérité du cinéma. Shoah (1985), Un vivant qui passe (1997), Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures (2001). par Jean-François Forges, professeur d'Histoire-géographie.

Le cinéma de Claude Lanzmann n'a pas cessé d'être vu, depuis des décennies, dans le monde entier, à tel point qu'on a l'impression que Shoah est chaque jour projeté, depuis presque 20 ans, dans un pays du monde. Et aujourd'hui on voit bien que le cinéma qui veut parler des Lager et de la Shoah est hanté par l'œuvre de Lanzmann. La première question des cinéastes, c'est précisément : comment faire du cinéma sur un tel sujet après Lanzmann.

L'œuvre de Lanzmann est maintenant vraiment classique, entrée dans la culture du monde, parce qu'elle est universelle. C'est à dire que partout, du Mexique au     Japon, de la Pologne à l'Espagne, Shoah est vu et compris par des hommes dont il nourrit puissamment la pensée non seulement sur la violence extrême de la décision nazie de massacrer les Juifs européens mais, au-delà, sur l'humanité même, victimes, témoins complices, témoins muets, témoins bouleversés et aussi les tueurs qu'il serait plus facile de chasser du monde. Et contre toute attente la source de cette pensée de feu et de chair se trouve non pas dans la littérature des historiens, des romanciers ou des philosophes mais dans le cinématographe. Les artistes sans doute, ont représenté le XX°siècle exsangue des batailles atroces du Chemin des Dames, de l'Èbre, de Stalingrad, et des souffrances concentrationnaires inouïes de la Kolyma à Mauthausen. Picasso en peignant Guernica a montré avant l'heure Coventry, Hambourg, Dresde, Hiroshima. Mais Lanzmann en filmant Shoah a fait l'œuvre d'art qui exprime le crime de masse industriel qui ne devait s'achever que par l'anéantissement des victimes et non par leur seule soumission. Ce crime unique, qui met les enfants dans les chambres

à gaz, est servi par l'intelligence administrative et technique d'un grand pays européen et par l'effondrement collectif des valeurs de l'Europe humaniste et chrétienne. Il est le monstre même contre lequel Lanzmann a engagé un combat sans égal en portant l'art du cinématographe à son plus haut niveau d'incandescence. À l'heure où Antonio Muñoz Molina rappelle que l'Espagne ne saurait être étrangère aux pires malheurs de la Seconde Guerre mondiale, le récit et la pensée de la catastrophe trouvent une origine incomparable dans le cinéma de Claude Lanzmann.

Lanzmann fait le cinéma des lieux et des hommes, de la terre et de l'humanité. Il faut lire le texte admirable qui touche au cœur du cinéma écrit par un des plus grands cinéastes français, Arnaud Desplechin, en postface au livre édité en France : Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures. Desplechin écrit : " Lanzmann est le cinéaste le plus enragé, le plus physique, le plus audacieux et le plus vivant que je connaisse ". Je reprends cette idée que je partage exactement.


Le cinéaste le plus enragé :

On imagine avec peine l'acharnement, l'obstination nécessaire à faire un film d'une longueur et d'une forme aussi insolites que Shoah, la force de persuasion nécessaire pour obtenir des témoignages extraordinaires, la complexité incroyable du montage et de la mise en scène, l'affrontement avec la solitude que j'imagine devant l'horreur puisque personne n'était jamais allé avec les survivants si près des camions et des chambres à gaz, à Chelmno, Treblinka, Sobibor, Belzec, Auschwitz I, Birkenau.


Le cinéaste le plus physique et le plus audacieux :

Lanzmann fait un cinéma d'artisan, de paysan. Les saisons passent, indifférentes comme le fil du temps sur nous dans Shoah qui est un film de soleils, de chaleurs, de pluies, de neige, de froids, de routes goudronnées ou de chemins forestiers, de bateaux, de rivières, de voies ferrées. Même les animaux ont leur place dans le regard de Lanzmann, les vaches qui traversent le passage à niveau de Treblinka, les lapins qui courent sous les barbelés de Birkenau, les corbeaux de Majdanek, les oies de Sobibor. On n'oubliera jamais un plan de Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures, le cercle blanc que forment les oies dont les cris cachaient les cris des hommes, ce cercle hypnotique en rotation, le cœur même du maelström. L'artiste fait voir au-delà de la réalité. Rien ne serait visible, aujourd'hui, aux yeux des hommes sans le guide du regard du cinéaste. Il y a dans Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures des plans tranquilles : couchers flamboyants du soleil derrière les rideaux de peupliers, de pins et de bouleaux, petite gare tranquille de campagne, froissement des feuillages sous la brise qui balance les arbres des clairières de Pologne. Mais les plans tranquilles sont terrifiants : le soleil allume à Sobibor les brasiers que décrit Richard Glazar à Treblinka dans Shoah, la petite gare est le lieu du crime, à quelques mètres près, et le souffle du vent est celui de la catastrophe comme dans le Nosferatu de Friedrich Wilhem Murnau. C'est une manifestation de la magie du cinéma de Lanzmann dont parle Simone de Beauvoir au début de la préface qu'elle a écrite

pour le livre Shoah. On se souvient peut-être du début du chef d'œuvre d'Andreï Tarkovski Le miroir. Un vent insolite parcourt la forêt, des incendies et des brasiers s'allument mystérieusement dans les granges et les prairies: peut-être, pour le cinéaste russe, le souffle de l'esprit sur les buissons ardents. Pour moi, les images de Lanzmann entrent en résonance vertigineuse avec celles de Tarkovski. Ce cinéma au plus haut de lui-même est bouleversant entre les mains des grands artistes, les Goya, les Breugel de ce siècle, Tarkovski, Lanzmann. En vérité.


Lanzmann a inventé la Shoah comme Newton a inventé la théorie de la gravitation selon la forte expression d'Arnaud Desplechin parce que c'est Shoah qui nous fait ressentir dans les douces forêts de Pologne cette " vibration fossile " de la " déflagration immense " de la catastrophe, comme l'évoque dans son beau livre " L'objet du siècle " le psychanalyste et écrivain français Gérard Wajcmann. Dans Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures on ressent de manière très étonnante les vibrations du vent dans des panoramiques filmés de haut, sur les lieux du camp. Quand on va à Sobibor on se demande d'où sont réalisés ces plans. Et comme Lanzmann ne dispose certainement pas de grues qui, comme à Hollywood, font monter la caméra à des dizaines de mètres de hauteur, on se

dit que pour placer cette caméra si haut il n'y a que les tours qu'on voit à côté du camp, aujourd'hui, pour la surveillance de la forêt en cas d'incendies. Mais ces tours sont grêles et peu assurées et il faut sans doute un courage physique considérable pour s'y aventurer. Et Lanzmann a non seulement la force morale de réaliser des films qui ont dû paraître irréalisables dans le cinéma traditionnel par leur forme et leur sujet mais il a aussi cette force physique audacieuse qu'on retrouve naturellement dans son cinéma.

Le souffle du vent qui balance les arbres des clairières de Pologne fait vibrer dans la mémoire de ceux qui ont vu Shoah ou Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures le souvenir visible des Juifs massacrés. Comme à travers l'espace de Newton et des astrophysiciens d'aujourd'hui une chaleur résiduelle témoigne de la vibration fossile du Big Bang originel. Mais la mort des Juifs n'est pas apocalyptique : elle n'annonce rien sinon la fin d'un monde sans retour et le néant, dépourvu de sens, de tout projet.


Le cinéaste le plus vivant :


Les spectateurs des films de Lanzmann, reconstituent eux-mêmes d'abord à partir des mots, comme les lecteurs de Balzac ou de Maupassant, les scènes qui sont si précisément décrites. Mais l'inscription des récits sur les visages, dans les regards, dans les larmes, dans les gestes comme dans les paysages indifférents d'aujourd'hui, construit une réalité concrète et vivante qui donne l'impression de voir en réalité les scènes évoquées dans Shoah : les Juifs de Grabow dans leurs maisons avant la Shoah, l'église de Chelmno à l'heure où les camions à gaz viennent y chercher les Juifs prisonniers, la chambre à gaz de Treblinka dans un salon

de coiffure en Israël ; et de la même manière, dans Un vivant qui passe les colonnes de déportés décrites, sur les chemins d'Auschwitz, par Maurice Rossel, la vérité de Theresienstadt à travers son regard aveugle et le savoir du cinéaste, ou, enfin, dans Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures, avec une précision cinématographique incroyable, la main de Yehuda Lerner représentant la hache qu'il abattît sur le crâne du SS Grischitz ou l'éclair aveuglant et inoubliable du coup de hache frappant les dents du deuxième Allemand tué dans la révolte.

Le film sur Sobibor, où Lerner, acteur de la révolte parle, assis, à l'aide seulement de quelques gestes, exprime pourtant le sens du passage à l'acte de la résistance juste, nécessaire et violente qui " sauve l'humanité " selon le titre d'un article sur le film de Franck Nouchi paru dans les Cahiers du cinéma. Il faut voir Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures comme la quintessence même du cinéma d'action.


En effet, le sujet des films de Lanzmann est la puissance de la vie.

Ce qui fait la supériorité de Lanzmann sur tous ses imitateurs c'est d'abord le statut unique du film Shoah qui fait maintenant partie de son propre sujet au point de lui avoir donné un nom, Shoah, maintenant communément utilisé dans le monde entier. Mais c'est aussi la place très singulière de l'auteur dans ses films. Nous voyons l'incrustation de la Shoah en Europe par les yeux du cinéaste et par son rapport aux personnages des films. La réalisation de Shoah a été l'occasion de l'expression d'une parole qui a sauvé les hommes et les femmes du film. Lanzamnn, en indiquant leur nom, fait de la plupart de ces personnes des personnages.

Ainsi Hanna Zaïdl dit très clairement qu'elle a " questionné, encore questionné, toujours questionné " son père sans avoir de réponse véritable et que ce n'est que lorsque " Monsieur Lanzmann " est arrivé qu'elle a entendu " l'histoire dans sa totalité ".

Au moment même de son tournage, Shoah, déjà, a permis à certains de ses propres personnages la connaissance de cette mémoire et de cette histoire inouïes que le film nous transmet. Un autre exemple : il y a, dans Shoah, plusieurs enfants dans le groupe de villageois devant l'église de Chelmno, après la procession, des petits enfants dans les bras de leurs parents, d'autres, plus grands, debout, silencieux. Voyez au premier plan, d'abord à gauche puis au centre, auprès de Simon Srebnik, le survivant revenu avec Lanzmann, un enfant d'une dizaine d'années, au pull bleu ciel à col roulé et à blouson beige clair. Voyez comment il regarde Lanzmann et la traductrice hors champ, puis chaque Polonais qui intervient, avec une extraordinaire intensité, voyez comment il se penche pour mieux observer, se retourne pour mieux entendre et pointe sa langue entre ses lèvres comme font les enfants attentifs. Et quand un certain Kantarowski passe au premier plan, cache Srebnik et l'enfant, il ne tarde pas à reprendre sa place dans l'image à gauche de Kantarowski, puis, à droite, comme au début du plan. Et voyez ce petit bonhomme dont on aperçoit le haut du bonnet bleu en bas à gauche de l'écran et qui, au gré des travellings arrière apparaît dans le champ, grave comme un enfant dans un film de John Cassavetes. L'enregistrement de ces personnages d'enfants à la concentration si touchante, cette scène particulière dans

une scène générale déjà extrêmement complexe, c'est aussi le génie du cinéma inépuisable de Claude Lanzmann.

Wajcman, encore, en tant que psychanalyste sait mieux que personne comment les survivants de Shoah vivent dans le film. Il écrit que ceux qui " éprouvent parfois de la colère devant l'insistance de Lanzmann questionnant ces survivants, Bomba, le coiffeur, en particulier " ont tort ; " l'exigence de Lanzmann est là au contraire un secours immense, presque inespéré, apporté à Bomba, qui lui permet d'accomplir jusqu'au bout son vœu propre et décidé - si difficile, presque impossible - de témoigner… ". Lanzmann fait de Henrik Gawkowski, le cheminot polonais qui conduisait le train de Treblinka, un vrai personnage avec ses ambiguïtés et ses sentiments. Après tout, le geste de la gorge tranchée qu'il fait spontanément, en arrivant de nouveau à Treblinka dans la mise en scène du cinéaste, pourrait le condamner car le geste fait par lui et tant d'autres s'adressait aux Juifs et n'était guère un geste de fraternité. Mais ce geste machinal, instinctif, qui produit de la vérité le sauve car il s'inscrit dans un envahissement de souvenirs qui submergent son présent. Il montre alors une intense tristesse et une souffrance de compassion qui fait de lui un personnage polonais particulièrement touchant. On voit là une œuvre d'art, c'est à dire un chef d'œuvre de l'art cinématographique et aussi une création d'humanité. Cette humanité s'exprime entre autre par le respect de Lanzmann, bien entendu pour les victimes, mais aussi pour les personnages polonais témoins de la Shoah.

Même les personnages qui auraient pu être témoins et qui ne surent pas l'être comme Maurice Rossel, le délégué de la Croix rouge qu'on voit dans Un vivant qui passe, sont respectés. Car c'est respecter un témoin que de lui demander son témoignage. C'est le respecter aussi de ne pas lui faire de concessions, de le tenir pour un homme responsable. C'est le respecter encore que d'arriver à lui avec des connaissances historiques. On voit dans Shoah Lanzmann avec un livre, on le voit dans Un vivant qui passe avec un vrai dossier. Il faut bien mesurer l'originalité de la démarche de Lanzmann : il a travaillé avant de faire son film et il peut alors aider les témoins à se souvenir. Il le fait même pour Franz Grassler, l'adjoint du commissaire nazi du ghetto de Varsovie. Le problème de bien des autres films c'est justement l'insuffisance du savoir des réalisateurs, y compris hélas des conseillers historiques professionnels sur le sujet de l'accomplissement factuel de la Shoah.


Qu'on me permette de reprendre ici, sur cette question de l'humanité et de la vie dans l'œuvre de Lanzmann la fin du petit livre que j'ai écrit et qui accompagne des extraits du film Shoah distribué dans les lycées en France :

Le film Shoah de Lanzmann a un singulier rapport au temps. Le film coule comme un fleuve, puissant et inexorable. On a le sentiment qu'il ne s'épuise jamais.

L'inscription de Shoah dans le patrimoine des grandes créations de l'humanité doit assurer à cette œuvre et à son sujet l'éternité de la haute culture : en ce sens, Shoah est un des coups les plus durs jamais portés contre la mort. On peut dire de Shoah ce qu'Alberti écrit de la peinture qui a " une force (…) qui lui permet non seulement de rendre présents, comme on le dit de l'amitié, ceux qui sont absents, mais aussi de montrer après plusieurs siècles les morts aux vivants ".

Gérard Wajcman écrit : " Dire de Shoah, qui vise un point d'horreur, que c'est une œuvre d'art, c'est dire aussi que Shoah est un témoignage pour la vie. En faveur de la vie, et aussi " pour " au sens de " à la place " des vies perdues".

L'œuvre de Lanzmann met ses spectateurs dans une attitude résolue de combat pour la vérité du cinéma, pour la vérité de l'humanité, mais aussi pour la Résistance et pour la vie.

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