Autour d'Auschwitz
J.M. Chaumont, Autour d'Auschwitz. Ed. de l'Académie Royale de Belgique. Une mise à l'épreuve de cette hypothèse arendtienne selon laquelle la modernité est responsable de l'invention politique des camps dans la mesure où celle-ci s'inscrit de plein pied dans le projet de la modernité d'un arrachement des hommes à la tradition. Par Jean-François Bossy
Introduction à l'auteur
L'auteur est docteur en philosophie et en sociologie. Ancien collaborateur de la Fondation Auschwitz à Bruxelles, il est actuellement chercheur au Fonds national de la recherche scientifique belge et travaille au sein de l'unité de sociologie de l'Université de Louvain.
Le présent ouvrage est issu de ses recherches en philosophie et d'une thèse défendue en 1989 à l'Institut supérieur de l'Université Catholique de Louvain qui s'intitulait " Vie, monde, et récit : la critique de la modernité chez Hannah Arendt. "
Mais l'auteur doit sa notoriété à la sortie d'un deuxième ouvrage intitulé " La concurrence des victimes " édité en 1997 aux éditions la Découverte.
Et à l'ouvrage
Pour en présenter le projet, nous reprenons l'essentiel du propos tenu par l'auteur dans son introduction intitulée : " De la maîtrise de l'histoire et de ses limites ".
L'ouvrage trouve son origine dans la mise en question d'un des deux grands enjeux de notre modernité : celui d'une maîtrise de l'histoire qui viendrait relayer le projet d'une maîtrise de la nature par l'homme. L'intuition de l'auteur était qu'un soupçon pouvait peser, depuis Auschwitz, sur l'instance à travers laquelle l'humanité moderne avait voulu penser et réaliser ce vœu d'une maîtrise par l'homme de son destin : l'Etat dans ses assises révolutionnaires et même démocratiques. L'idée que le projet émancipatoire de l'Etat moderne pouvait se renverser dans des réalisations cauchemardesques, qu'une dialectique des Lumières était à l'œuvre qui faisait des crimes de masse et des génocides l'envers désastreux de l'utopie révolutionnaire a été le point de départ de la réflexion de JM. Chaumont. L'existence de quelque chose de tel qu'Auschwitz dans l'histoire de l'humanité moderne en était l'attestation.
Mais l'auteur explique que l'inspiration heidegerrienne de sa pensée avait été jusque-là un facteur de blocage pour l'établissement d'une problématique qui ne se résumerait pas à un appel un peu vain à l'abandon par l'homme de l'idéal de la maîtrise. L'injonction heidegerrienne à " vouloir le non-vouloir " le conduisit vers Hannah Arendt, à la suite d'une correspondance engagée avec Reiner Schürmann : il était censé y trouver une méditation exemplaire sur les absurdités de la prétention à faire l'histoire et un commentaire pertinent de la formule du " vouloir le non vouloir ".
Mais un deuxième pas allait entre-temps modifier le projet de sa lecture d'Arendt : les réflexions de Luc ferry et Alain Renaut sur le caractère monolithique de la critique heidegerienne de la modernité. A leur lecture, il apparaissait en effet que les assises philosophiques de la modernité ne pouvaient se résumer à une unique volonté de maîtrise absolue par l'homme de la nature et de l'histoire, et que le moment kantien, par exemple, représentait une des versions possibles d'un humanisme non réductible à un dispositif de négation du monde et de soi.
Plus largement, se profilait l'idée que, dans sa dimension la plus centrale, le projet de l'humanisme abstrait comme exigence d'autonomie, arrachement de l'homme à la nature et à la tradition, devait être préservé comme l'Idéal de référence qui devait continuer à guider nos pas dans le monde d'après Auschwitz.
C'est à partir d'un tel rappel que JM Chaumont put enfin envisager une confrontation entre l'Idéal de l'autonomie des Modernes et les principaux réquisits posés par Arendt quant à l'humanité de l'homme que la modernité avait préalablement ébranlés selon elle, ouvrant la voie de la déferlante totalitaire. La question était de savoir si cet idéal de l'homme abstrait, arraché à toute appartenance, par lequel un Sartre, par exemple, définissait l'essence de l'homme, n'avait pas révélé son vrai visage à Auschwitz à travers cet " homme vide " qui désignait pour Primo Levi l'homme radicalement déshumanisé. L'œuvre d'Arendt permettait de donner corps à cette hypothèse. Restait à savoir jusqu'où il fallait suivre Arendt dans sa critique de la modernité, et au profit de quelles valeurs.
Dans un premier moment, l'analyse se livre à une critique de la modernité et tente d'élucider les origines modernes du totalitarisme. L'œuvre d'Arendt permet d'analyser les effets pervers de la modernité à travers l'idée d'une destruction du monde et d'une perte par l'homme de son appartenance au monde.
Un deuxième moment s'efforce d'envisager les possibilités éparses dans l'œuvre d'Arendt d'une restauration, par le récit, de l'appartenance perdue, dont l'idéologie avait constitué, dans les régimes totalitaires, une version pervertie.
Dans un troisième temps, l'auteur a voulu réfléchir sur les conditions d'une réinscription de l'homme dans le monde qui n'impliquerait pas le sacrifice arendtien des Idéaux modernes.
Intérêt de l'ouvrage
Le livre de J-M Chaumont a le mérite d'interroger une question qui, pour être centrale dans la pensée d'Arendt n'en est pas moins restée inéclaircie dans ses écrits : l'enjeu anti-moderne de sa réflexion et de sa critique de l'Idéal d'autonomie moderne.
L'auteur s'efforce de suivre les hypothèses d'Arendt jusque dans leurs implications les plus résolument conservatrices. Il montre en particulier à travers de brillantes et précises analyses comment le souci du monde chez Arendt peut difficilement se désolidariser d'une nostalgie pour sa concrétisation sociologique et historique : l'institution du majorat et de la propriété domaniale de l'Ancien régime.
Il dégage alors les valeurs implicites dans les positions philosophiques d'Arendt en faveur de l'idée de tradition, son choix en faveur d'un monde sensé où tous ont leur place, et où l'exclusion est rendue impossible par la commune appartenance à un monde transcendant aux individus. Il établit avec une clarté absente de l'œuvre d'Arendt elle-même le prix à payer pour un tel choix : la négation de la liberté humaine, l'inégalité entre les porteurs de la tradition et les membres périphériques d'une telle organisation sociale.
Structure et contenu de l'ouvrage
Expropriation, déracinement, désolation. P. 31-170.
La modernité ou l'expérience d'une absolue non-appartenance au monde : le concept arendtien de désolation.
Le propos initial de l'auteur, dans cette partie, est de rappeler qu'Arendt, tout en récusant toute explication causale simpliste, considère tout de même que la modernité est le lieu d'émergence du totalitarisme, c'est-à-dire ce en quoi il trouve sa source, et de quoi s'alimenter. Plus encore, elle n'exclut pas de trouver dans le présent le plus contemporain la virtualité d'une répétition de la " solution totalitaire " appliquée au problème de " ces masses économiquement superflues et socialement déracinées " pour " soulager la misère politique, sociale et économique ".
En ce sens, le régime totalitaire doit être envisagé comme un symptôme, l' " expression politique " d'une crise qui a produit une expérience massive : la désolation ou " l'expérience d'absolue non-appartenance au monde ". JM Chaumont reprend la référence à Epictète qu'Arendt avait déjà proposée pour caractériser cette expérience extrême que le philosophe stoïcien avait fixée dans deux épreuves majeures d'une existence humaine : le deuil et la menace. Il accumule les formules pour tenter de cerner le concept de désolation : le sentiment d'impuissance, particulièrement patent dans le cas de la mort d'un proche ou à l'approche de sa propre mort, mais aussi dans l'expérience de la torture ou d'une mise en danger grave de notre vie, mais aussi le sentiment d'être abandonné, des dieux ou des hommes, et, au-delà, la perte de la confiance dans le monde et ses apparences, dans une situation où tout semble devenu possible. Cette expérience limite de la condition humaine montre finalement la co-implication du moi et du monde en tant qu'elle révèle à la fois une perte du monde et sa propre perte pour le moi, privé de tout rapport à l'altérité et rendu à un fatal soliloque avec lui-même.
Or, le propre de la modernité, selon Arendt, consiste bien à la fois dans une généralisation tous azimuts de cette expérience demeurée rare jusque-là, et dans un mouvement par lequel ce qui était jusqu'alors subi passivement dans des cas individuels isolés, allait devenir l'effet d'un vouloir humain s'aliénant lui-même dans cet abandon du monde. La désolation pouvait alors s'appeler aliénation du monde. Chaumont montre alors comment l'idéologie telle que la définit Arendt, comme logique d'une idée, est le recours inventé par la pensée humaine lorsque, privée de monde, elle entend fonctionner de manière solipsiste, dans un horizon de pure cohérence interne, délié de tout sens commun, de toute présence de la pensée d'autrui. Elle représente alors la restauration illusoire d'une fiabilité, d'une plausibilité des apparences. Elle est la parade dangereuse à l'expérience massive de la désolation.
L'auteur approfondit par la suite le concept de monde en l'identifiant aux conditions de production d'un récit. Il montre comment Arendt considérait que chez les Anciens, le déroulement d'une existence authentiquement humaine (bios) était rendu possible par l'existence d'un cadre artificiel (celui des rituels innombrables des Anciens, mais aussi celui de la cité ou des légendes de fondation) permettant de trouver un sens aux faits et paroles des mortels. Ce cadre artificiel est celui qui institue un commencement et donc une fin au sein desquels peuvent ensuite s'inscrire les actions des mortels, le reconduisant et le rénovant : il coïncide avec l'ordre d'un récit.
Or l'auteur défend que c'est bien cette coïncidence entre le vivre et le raconter qui s'est disloquée à l'époque moderne, comme en témoigne la juste intuition de Sartre sur la condition des modernes illustrée par le personnage de Roquentin dans la Nausée : solitaire et maître de lui, l'anti-héros du roman sartrien ne saurait insérer son vécu et son action dans aucun commencement, reprendre le geste d'aucune aventure. En perdant tout rapport avec un monde, tout rapport avec la communauté des autres que figure un tel monde, il voit se brouiller toutes les distinctions entre le vraisemblable et l'invraisemblable, et perd le sens de la réalité, jusqu'à la nausée de cette indistinction entre lui et la nature que figure la célèbre expérience de la racine.
Parmi les causes originelles de cette scission entre le vivre et le raconter et de l'aliénation au monde de l'homme moderne, figure non pas seulement la morale de Luther et de Calvin restaurant l'extra-mondéité de la morale chrétienne, mais l'expropriation des paysans comme conséquence imprévue de l'expropriation des propriétés de l'Eglise. (p.74) La rencontre de la problématique d'Arendt avec celle de Marx ne doit pas dissimuler l'opposition de fond qui subsiste dans leur appréhension du phénomène. Marx voit dans cette expropriation des travailleurs un premier pas nécessaire, le moyen pour eux de " cesser d'être attachés à la glèbe ou d'être inféodés à une autre personne " : une fois les expropriateurs expropriés, les contradictions de cette fausse indépendance acquise par les travailleurs se dissipera dans l'avènement d'une libération des hommes à travers la propriété collective. Arendt considère que le socialisme ne fait " que porter l'expropriation jusqu'à son terme logique " et entérine son effet le plus désastreux : la production d'individus surnuméraires dont la radicale superfluité sera consacrée par les camps.
Le phénomène de l'expropriation selon Arendt n'aboutit pas seulement à un changement de propriétaire, il métamorphose le concept de propriété lui-même.
Le but de la propriété, avant le virage de la modernité, était d'abriter, donc de contenir les préoccupations relatives à la production et à la reproduction de la vie dans de strictes limites. Désormais, le travail se libéra des restrictions que lui imposait sa relégation dans la sphère privée, il a envahi la sphère publique créant la société comme lieu de libre épanouissement des forces productives. Dès lors, les travailleurs perdirent leur indépendance tant vis-à-vis du besoin que des puissants, et les fins de la vie l'emportent sur les intérêts du monde. La multiplication des vies (reproduction) et l'abondance croissante des biens de consommations (production) devient désormais la seule affaire publique. L'appétit et le comportement vital envahissent dès lors le champ public et se substituent à l'action à travers laquelle les hommes jusque-là se révélaient. Ce n'est plus en tant qu'individu, mais comme " des spécimens de l'espèce animale appelée genre humain " que les hommes agissent dans la sphère publique devenue la société.
JM Chaumont entend alors souligner le moment délicat de l'œuvre d'Arendt où s'opère un rapprochement entre la société des camps et la société de consommation. Une citation extraite de la Condition de l'homme moderne sert d'illustration :
" Une société de masse, une société de travailleurs telle que Marx l'imaginait en parlant d'" humanité socialisée "consiste en spécimens hors du monde de l'espèce Homme, qu'ils soient esclaves domestiques réduits à cet état par la violence d'autrui ou qu'ils soient libres accomplissant volontairement leurs fonctions ". La société de consommation réalisant sans la terreur, l'idéal de la société concentrationnaire : le monde ramené, à travers le social, au développement uniformisant du cycle vital et l'existence de l'homme désormais réductible à l'alternance entre travail et récupération (ou loisir)
La propriété ancienne et le majorat comme condition pour l'homme de l'appartenance au monde: dialogue entre Arendt, Hegel et Marx.
La marque distinctive de la propriété pré-moderne, dans la lecture que nous en donne Arendt, est d'être un don qu'une famille à chaque génération a le devoir de garder puis de transmettre à ses descendants. Elle constitue donc un donné qui s'impose aux hommes et configure le cadre de leur vie, impose une continuité et une invariance à celle-ci selon l'idée que " c'est l'homme qui passe ", et la propriété qui demeure, transcendante aux individus. Elle était en ce sens tout le contraire d'une possession humaine aliénable à volonté telle qu'elle l'est devenue dans notre horizon capitaliste et moderne, au sein duquel seule l'aliénation de notre libre-arbitre supposerait un préjudice irréparable.
Or, la condition pour que puisse se perpétuer de génération en génération le don du patrimoine est bien son indivision, et l'institution qui la garantit : le majorat ou l'héritage du patrimoine au profit exclusif du frère aîné.
Marx et Hegel, nous fait remarquer Chaumont, ont rencontré tout comme Arendt la question du majorat comme une question digne du plus haut intérêt. C'est pourquoi l'auteur consacre tout un chapitre à un débat imaginaire entre les trois philosophes : il entend dévoiler le prix qu'il faut payer si l'on veut suivre Arendt dans son penchant manifeste pour ce genre d'institution.
Le majorat, en effet, d'un point de vue arendtien, organise les conditions contraignantes pour l'homme d'une prise en compte des intérêts du monde, dès lors que la propriété figure dans sa vie un don inaliénable qui ne peut devenir l'objet de sa voracité ou de son appétit de gain : il favorise et entraîne chez l'homme le souci de ce qui est transcendant à son intérêt particulier. Il est donc une contrainte salutaire permettant de préserver en l'homme le souci du monde.
Arendt répond aux objections de Hegel :
La première est que le majorat contrevient à la liberté du propriétaire et fait de lui un simple usufruitier d'un bien qui ne lui appartient pas. Mais il s'agit là selon Arendt d'une conception bien basse de la liberté que cette capacité de l'us et de l'abus arbitraire et capricieux d'un bien. C'est d'autre part une conception qui n'exclut pas la figure du concentrationnaire déraciné, arraché à toute possession et appartenance. Elle lui oppose cette autre conception de la liberté comme capacité au contraire de s'élever au-dessus de ses inclinations particulières pour prendre en considération les intérêts du monde, c'est-à-dire les choses non dans leur utilité pour moi, mais les choses dans leur beauté, de même qu'elle nous invitera à considérer les actions des hommes du point de vue désintéressé du critère de la grandeur.
La deuxième consiste à poser que le majorat contrevient à l'égalité qu'exige l'amour familial que portent les parents à leurs enfants. A ceci Arendt répond que l'idée moderne de fonder sur la famille sur des bases aussi peu fiables que celles de l'amour a pour inconvénient majeur, outre l'instabilité de la communauté familiale, de réduire le souci de celle-ci au cercle exclusif et étroit des vivants, négligeant par là-même le soin des ancêtres et des successeurs, et abolissant la permanence de la propriété : pour chacun la demeure ancestrale laisse place à la maison d'enfance. Le patrimoine au contraire met l'individu en relation avec un passé et des ancêtres (p. 128)
La troisième objection consiste à rappeler que le majorat est une insulte à la fraternité puisqu'il dépossède plusieurs au profit d'un seul. A ceci, Arendt peut répondre que la fraternité ne peut servir de modèle à la citoyenneté et qu'elle est le rare privilège des exclus du monde, associé à celui, ambigu, d'être déchargé du souci du monde : elle a pour prix l'acosmie.
Marx quant à lui ne voit dans l'institution du majorat que " l'arbitraire spécifique de la propriété privée " maintenant le majorataire dans une condition de minorité. Elle ne manifeste pas du tout une entrave imposée à la liberté du droit privé au nom d'une nécessité politique supérieure, mais la liberté du droit privé (le domaine dont le frère aîné hérite) débarrassée de toutes les entraves sociales et morales s'imposant aux hommes. Elle est de la propriété privée pétrifiée.
Marx voit dans l'allégeance à cet ordre qui nous dépasse les conditions réunies d'un ordre dont l'intérêt peut se retourne contre ceux-là mêmes qui y ont souscrit. Pour les hommes, pense Marx, non pas seulement pour le frère aîné quia comme l'usufruit du domaine, mais pour tous les autres membres de la communauté (femmes, frères cadets, sœurs, esclaves dans l'Antiquité …) le problème qui se pose n'est pas seulement, comme le pense Arendt une exclusion du fait de ne pas avoir été partie prenante du consensus initial à la manière des noirs aux Etats-Unis, mais bien de se trouver sous l'emprise d'un ordre qui ne correspondrait plus à notre volonté actuelle, quand bien même nous aurions participé au consensus originaire. La légitimité ne peut avoir comme seule condition la référence au moment fondateur.
L'enjeu de tout cela : le principe de la subjectivité. Le majorat n'est pas la condition d'une ouverture de l'individu au souci désintéressé du monde, par-delà son intérêt particulier, il représente pour Marx l'aliénation de la subjectivité humaine dans l'arbitraire imposé d'une propriété qui reste privée, d'un ordre des choses particulier, non universel. Et cette aliénation est reconduite sur tous ceux qui vivent sur la propriété : serfs ou esclaves sous l'Antiquité, enfants cadets, femmes etc. D'une manière plus générale, JM Chaumont rappelle avec Ferry-Renaut que l'individualisme démocratique suppose qu' " il ne s'agit plus pour l'individu de se soumettre à une norme extérieure à lui, quelle qu'elle soit et quelle que soit la nature de cette extériorité. "
Mais d'un autre côté, pour Arendt, l'idée d'une humanité unifiée par une commune allégeance à l'universalisme de la raison ne se réalise que dans la figure de l'humanité socialisée unifiée par la seule universalité du processus vital, incapable d'aller au-delà du seul souci de la satisfaction de ses besoins.
Arendt pose donc une double condition à l'humanité vraie de l'homme : l'appartenance à une extériorité de laquelle les individus se reconnaissent dépendants, et précisément le statut particulier de cette extériorité qui ne saurait s'élargir aux dimensions du monde ou de la raison universelle sans nous faire perdre le bénéfice de son action. Le domaine privé lui apparaît, de ce point de vue, comme une dimension idéale pour figurer l'appartenance au monde de l'homme.
Ainsi, Arendt était prête à assumer la responsabilité d'un monde injuste mais sensé, éludant le non-sens totalitaire. En ce sens, le majorat établi un rapport entre les hommes (majorataire/serfs) tel que sa disparition est capable de produire l'oppression concentrationnaire. Mieux : dans ce rapport, l'identique appartenance de tous à quelque chose qui les dépasse, fait que l'exclusion n'existe pas, que tout le monde y a sa place, même si certaines sont moins avantageuses que d'autres. Ici prend place le fameux texte d'Arendt où celle-ci déclare que " même les esclaves faisaient partie d'une certaine forme de communauté humaine " :
" Etre esclave, c'était après tout avoir un signe distinctif, une place dans la société, c'était bien plus que la nudité abstraite d'un être humain, et rien qu'humain. " p.162
L'oppression n'est pas exploitation : le propre de l'oppression c'est l'obscurité, et son contenu, l'exclusion.
L'auteur oppose alors la position d'Arendt à celle de Habermas qui en appelle non seulement à un monde sensé en lequel tous puissent trouver une place, mais encore en un monde dont le sens soit " vrai " : que tous puissent y trouver une place sur des bases égales, des règles du jeu et d'accès au jeu identiques. Il faut des institutions capables d'objectiver un consensus véritablement universalisable.
Idéologies, récits et réconciliation. P. 171-259
L'idéologie comme fiction compensatoire à la perte du monde.
JM Chaumont, après avoir élucidé les enjeux et les implications de l'appartenance au monde chez Arendt, va expliciter dans cette deuxième partie comment l'idéologie tente d'en fournir un substitut.
Pour expliquer le mécanisme compensatoire de l'idéologie il analyse la métaphore célèbre du voyageur sans billet dans les Mots de Sartre, où apparaît l'imagination créative de ce jeune enfant surnuméraire, orphelin de père et sans appartenance qu'était Sartre. " Puisque personne ne me revendiquait sérieusement, j'élevai la prétention d'être indispensable à l'Univers. "
Dès lors, au contrôleur qui lui demande, dans un train en partance pour Dijon, pourquoi il n'a pas de billet, il invoque quelque mission de la plus haute importance dont il est l'agent, et qui justifie amplement qu'il outrepasse toutes les lois.
J_M Chaumont entend illustrer par ce même exemple, le mécanisme évoqué par Arendt à propos de l'idéologie : celui par lequel un homme exclu de l'ordre du monde en appelle à un ordre fictif salvateur. Cet ordre fictif ne peut compenser la perte de l'appartenance au monde que par une surenchère fanatique de la croyance, un sur-sens plus précieux que leur vie, en lieu et place de l'absence de sens. D'autre part, l'opération imaginative consiste dans l'invention d'un pouvoir suprême et universel censé être à l'origine de tous les accidents et expliquer toutes les coïncidences que les hommes déracinés ne peuvent plus supporter : le pouvoir de l'histoire et de ses lois chez les soviétiques, le pouvoir de la nature et de ses lois chez les nazis.
A partir de ce point de départ, Chaumont fait le constat que cet usage téléologique de l'explication est celui-là même de tout récit. Lorsque est perdue l'appartenance à un monde, notre inscription dans un horizon de fins qui nous dépasse, la production d'un récit (que l'auteur appelle récit de second ordre) est rendue nécessaire. L'ordre du raconter coïncide aussi avec ce que Arendt appelle la pensée et dont Eichmann était particulièrement dépourvu selon elle.
Comment distinguer alors la fiction idéologique d'avec le récit plausible de nos vies grâce auquel nous donnons du sens à celles-ci ?
Les récits du progrès et une nouvelle négation du monde. (Critique de Kant et Marx par Arendt).
L'auteur va tout d'abord nous entraîner dans un détour par l'œuvre de Karen Blixen, très appréciée par Hannah Arendt, pour nous montrer à l'œuvre un récit de restauration du monde. Il apparaît que ce récit, pour expliquer les malheurs survenus dans la vie de Karen Blixen, prend un point de vue esthétique. Ceci confirme selon l'auteur l'hypothèse d'Hannah Arendt : les critères de la grandeur pour l'action, et de la beauté pour les choses, sont les deux critères par lesquels un récit adopte le point de vue du monde et permettent ainsi de restaurer un sens et une confiance perdue chez l'homme.
Avant de revenir à la conception arendtienne du récit (le récit de second ordre capable de pallier la perte du monde chez l'homme moderne), J-M Chaumont évoque les autres modalités de récit critiquées par Arendt, outre celui de l'idéologie qui figure en quelque sorte un anti-récit : celui du progrès, en particulier, dans sa figure kantienne. Le propos de Kant rendu célèbre dans son Idée d'une histoire universelle d'un point de vue cosmopolitique, était de penser tout ce qui arrive à chaque génération humaine comme le simple moyen d'un développement graduel des dispositions inscrites par la nature en nous et en particulier de la raison.
Un reproche principal est adressé par Arendt à ce type de récit : il fait de toute fin visée par des individus un simple moyen en vue d'une fin supérieure qui se révélera dans le cours ultérieur de l'histoire selon la logique bien connue depuis Hegel de la ruse de la raison. Dès lors, il dépossède les hommes de leur récit plus qu'il ne leur en rend la possibilité puisque le sens est toujours remis à plus tard dans le moment d'une coïncidence avec la fin qui est à chaque fois éloignée du moment vécu.
A ce critère du progrès, Arendt oppose ceux de la grandeur pour l'action et celui de la beauté pour les choses. Ceci autorise un intérêt pour la chose même et non pas en vue d'autre chose qu'elle dont elle ne serait que le moyen. La grandeur d'un exploit n'annule nullement l'éclat des exploits antérieurs, de même qu'un tableau de Breughel n'est pas l'ébauche nécessaire et maintenant dépassée d'un Van Gogh. Les normes adoptées pour le récit sont donc celles du monde, elles sont aussi, nous allons le voir, celles de l'acteur, de l'action humaine comme finie.
Mais ce type de récit de la raison instrumentale introduit également un danger dès lors que le statut de la fin change et cesse d'être une fin présupposée pour être posée dogmatiquement par la raison comme fin objective de l'histoire. Ainsi, dans la version marxiste figure l'idée qu'un jour cette fin sera atteinte dans la société sans classes, alors que dans la version kantienne, l'état idéal est inatteignable.
Ceci revient à adopter illégitimement le point de vue divin, seul capable de récapituler la totalité de l'histoire, et nie par là-même la finitude de l'action humaine et de l'acteur. On peut dire aussi qu'il adopte le point de vue du spectateur pour lequel seule l'histoire révèle son but rétrospectivement. Cette approche, selon Arendt, dévoile ces potentialités dévastatrices lorsque les buts les plus élevés de l'histoire humaine purent être proposés comme des buts visés par l'action politique, dans la philosophie de Marx. Les hommes se mettent alors à agir comme s'ils occupaient effectivement le point de vue divin : celui à partir duquel tout est prévu. Ils présupposent que l'effet de leur action coïncide avec leur intention et se rendent l'histoire incompréhensible dans le constat que la réalité dément ceci à chaque instant : l'histoire est en effet imprévisible dans ses conséquences et doit le rester pour des acteurs qui ne doivent jamais se prendre pour les auteurs de l'histoire, et ceci parce que ce sont les hommes qui font l'histoire, et non pas l'Homme.
Grandeur des actions, beauté des choses : les critères d'un monde régi par la tradition et ses dangers.
Le dernier temps de la réflexion de J-M Chaumont dans cette deuxième partie, consiste à montrer les problèmes soulevés non pas seulement par l'adoption du critère de la grandeur (ou de la beauté) dans la construction du récit humain, mais aussi plus généralement par sa conception de l'homme et de l'agir.
Pour ce faire, l'auteur fait appel à un conte de Karen Blixen intitulé Le champ de la douleur, considéré en son temps comme une apologie de l'Ancien régime. Il met en scène, au Danemark, à la veille de la Révolution française, une paysanne et un baron. Celui-ci met en demeure la paysanne de faucher en une journée un champ qui ne pourrait l'être que par trois hommes vaillants, pour pouvoir retirer des mains de la justice son fils. La morale de l'affaire, telle qu'exposée par le baron lui-même révèle selon l'auteur l'impasse des choix philosophiques de la pensée arendtienne. La contrainte imposée à la paysanne ainsi que la douleur qu'une semblable tâche crée, est la condition pour que surgisse de sa part la possibilité d'un agir authentique, d'un exploit qui rompt avec un simple comportement de labeur : la grandeur de l'action va immortaliser la paysanne et constituer le début d'une histoire. La paysanne agit pour le monde, précisément parce qu'elle ne peut atteindre l'objectif.
Ce conte illustre selon J-M Chaumont les deux pôles d'une pensée de la tradition comme conservation et enrichissement de la tradition : au sein de l'ordre contraignant imposé par la noblesse à la classe paysanne, celle-ci est mise en demeure de réaliser un exploit qui relance la tradition à travers une histoire qui sera léguée aux descendants. Au passage, se trouvent glorifiés les actions et les œuvres qui font primer l'édification d'un monde au détriment des besoins élémentaires de la vie, de même que l'édification des pyramides ordonnées par le pharaon imposait le sacrifice de milliers de vies.
Mais cette philosophie révèle en même temps ses limites et son caractère inacceptable pour un moderne :
Tout d'abord, l'exemple des pyramides et celui de la paysanne dans le conte de Blixen dévoile l'envers de cette primauté des intérêts du monde sur ceux de la vie : un ordre social inégalitaire et l'exploitation d'autrui du côté des porteurs de la tradition. La paysanne paraît sacrifiée sur l'autel de l'honneur. La deuxième réserve de Chaumont quant à cette apologie de la tradition est, outre l'injustice et l'inégalité qui en gouverne la configuration sociale, l'aliénation des hommes et des opprimés en particulier, qui ne disposent pas d'eux-mêmes et se voient sommés de prendre le rôle qui leur a été destiné, fut-ce pour le porter à hauteur d'un exploit.
Mais l'auteur présente une objection plus générale, qui porte au-delà des exemples précédemment évoqués : le critère de la grandeur ne détermine en aucune façon les limites de ce que nous pouvons et devons faire au nom de notre responsabilité pour le monde. Ceci revient à dire que le critère de la grandeur semble bien exclure toute considération morale, toute prise en compte des valeurs du bien et du mal. Il peut y avoir une grandeur du mal, et l'auteur rappelle à ce titre le propos d'un biographe de Hitler, Joaquim Fest : " Hitler fut un très grand homme parce que la part du Mal fut très grande.", ou les propos d'Arendt elle-même déclarant dans La Condition de l'homme moderne que " la gloire d'Athènes sera que les Athéniens auront laissé partout d'immortels monuments de leurs actes bons et mauvais. " Et l'on sait que Nietzsche flirta dangereusement avec ces valeurs de l'héroïsme car la grandeur du mal est qu'elle laisse un souvenir impérissable… L'auteur ne manque pas de rappeler non plus le discours tenu par Himmler du 04/10/43 à ses officiers S.S : " La plupart d'entre vous savent ce que signifie avoir 100 cadavres devant soi, 500 cadavres, 1000 cadavres. Avoir supporté cela et néanmoins - à part quelques faiblesses humaines exceptionnelles- être restés corrects, cela nous a endurcis. C'est une page de gloire jamais écrite et qui ne sera jamais écrite de notre histoire. "
Le poids du passé
Les limites de l'humanisme abstrait et de l'idéal d'autonomie.
Dans son avant-dernier chapitre, intitulé " Conclusions ", J-M Chaumont reprend les principaux acquis de sa lecture d'Arendt et rappelle leur fécondité. Il prend pour fil conducteur un certain nombre de textes autobiographiques écrits par Jean Améry, juif autrichien, rescapé d'Auschwitz, réfugié en Belgique depuis 1938 : son parcours montre de manière exemplaire, selon l'auteur, l'impossibilité d'un retour à l'humanité du rescapé hors de toute appartenance, l'impossibilité, contre la théorie existentialiste, d'être quelqu'un à partir de rien. La libération des camps ne l'a nullement restauré dans ses biens, mais il n'a pu non plus retrouver une communauté d'appartenance dont seuls les nazis lui avaient fait prendre conscience, il s'était avant la guerre identifié non dans sa judéité mais bien dans celle d'un enfant autrichien comme les autres, et cette identité autrichienne bien sûr ne pourra pas non plus être recouvrée. La Belgique fut donc le lieu d'un retour sans retrouvailles, où l'écrivain ne se reconnaissait pas.
L'histoire parallèle de l'historien Saül Friedländer permet à l'auteur de parachever sa critique de l'humanisme abstrait : réfugié en France à l'âge de dix ans dans un pensionnat catholique, ce juif d'origine tchèque, ne se retrouvera qu'avec l'aide d'un père jésuite qui l'amena à prendre conscience de son appartenance juive. Une leçon s'impose à partir de ces deux histoires : la fameuse autonomie par quoi l'humanisme abstrait définissait l'homme arraché à toute appartenance n'est qu'une fiction impossible à vivre, et le recouvrement par un humain de son identité et de son histoire ne peut advenir qu'à partir d'une appartenance, d'un donné culturel, historique, communautaire.
J-M Chaumont rappelle évoque le point de non-retour atteint par Améry lorsque cette confrontation avec la désolation se vit sans recours : sa revendication rageuse d'un être juif biologique qui porte bien les traits caractéristiques du récit idéologique, la tentative de compenser le déracinement par un sur-enracinement, biologique. Ce faisant, Améry creusait la séparation d'avec les hommes et l'impossibilité de la coexistence. Il se suicida.
L'auteur envisage alors de prendre position à son tour sur les questions soulevées par cette défense arendtienne de l'appartenance au monde de l'homme. Le problème est de savoir ce que le sujet peut considérer comme constitutif de son être pour que cela soit un héritage et l'objet d'une responsabilité de sa part. Ici, l'auteur rencontre le débat anglo-saxon entre libertariens et communautaires. J-M Chaumont consacre son épilogue à trouver un compromis entre ces deux positions.
Des appartenances de l'homme et de sa responsabilité collective envers le passé
De l'idéal de l'humanisme abstrait Chaumont retient que pour pouvoir être déclaré autonome, il faut pouvoir répondre de soi, mais il met une condition théorique à l'acceptation de ce postulat: que ce soi dont on doit répondre, nous n'en soyons pas les auteurs exclusifs, que nous en soyons bien plutôt les co-auteurs par le fait d'une histoire qui nous fait en retour. Dans cette histoire figurent des institutions, des lois, des mœurs, et des hommes auxquelles nous sommes redevables aussi de ce que nous sommes. Et c'est cette hétéronomie constituante, nous l'avons vu notamment à l'évocation par Chaumont du cas de Friedländer qui est la condition de l'autonomie.
Dès lors, Chaumont fait un pas décisif vers sa conclusion : nous avons à assumer la responsabilité collective du tort causé aux juifs par notre communauté (nationale en l'occurrence), et cela, par delà la discontinuité historique et la moralité de nos proches. Même si le milieu duquel nous sommes issus est irréprochable, même si nous prétendons que nous n'avons plus rien à voir avec nos pères, notre responsabilité est requise néanmoins, au nom d'un tord causé à une partie d'elle-même par la communauté qui nous a en partie forgés. C'est la permanence même de cette communauté qui est en jeu, tout comme la plénitude de notre appartenance et donc notre autonomie : nous sommes condamnés, sinon, à reconduire sans fin et activement une désunion et une séparation dont nous avons hérité.
Chaumont reproduit le même raisonnement du côté des victimes ou des enfants de victimes : il faut au préalable assumer l'étiquette qui a catalogué l'individu et ne pas faire, disait Arendt, comme Nathan le Sage qui ripostait à l'ordre " Approche, Juif " par l'affirmation " Je suis un homme ". Cela n'est pas jouer le jeu des nazis et souscrit à l'idée que l'on ne peut se défendre que dans les termes de l'attaque. Mais il y a mieux : ne pas prendre en compte cette désignation de mon identité reconduit la rupture de liens et des relations interpersonnelles, l'exclusion hors de l'enceinte de toute discussion, de toute révolte possible.
Du côté des victimes, donc, la responsabilité en amont de la naissance est le moyen de venir à bout du tord causé par la révolte. Du côté des bourreaux ou de leurs descendants, la responsabilité assumée de complices en puissance seule peut amener les victimes à retirer leur plainte une fois révélés comme activement différents de l'image qu'ils ont de nous.
L'auteur peut alors citer ces paroles d'Arendt où elle rappelait à ceux qui évoquent le poids très lourd de la responsabilité collective, que le prix à payer pour une non-responsabilité collective était considérablement plus élevé : la reconduction sans fin de la séparation et du différend entre des hommes déclarés illusoirement maîtres de leurs seules actions.
J-M Chaumont dégage finalement les implications théoriques de cette responsabilité collective en faveur de laquelle il a opté : un " retour aux appartenances et aux traditions qui la supportent ", une revendication des obligations particulières contractées par ces traditions. La singularité d'Auschwitz comme événement survenu en plein cœur de l'Europe indiquerait selon Chaumont l'impossibilité de verser au compte des pertes et profits de l'histoire universelle les victimes : la reconduction irréfléchie des contextes de vie antérieurs à l'événement n'est pas viable. Mais l'essentiel reste à déterminer : dans quelles limites et selon quels critères établir ce retour à une forme d'appartenance ?
Portée de l'ouvrage.
Nous retiendrons quant à nous que les réflexions finales de l'auteur éludent en partie l'enjeu auquel sa lecture d'Arendt l'avait confronté : dans quelle mesure peut-on opposer à l'idéal de l'humanisme abstrait, à la figure moderne de l'homme autonome une hétéronomie constitutive qu'il ait à assumer comme sa responsabilité ? Jusqu'à quel point l'appartenance au monde doit-elle et peut-elle être un concept opposable à l'idéal d'une auto-constitution de l'homme par lui-même pour contrecarrer les dérives de la modernité et apaiser les différends engendrés par les logiques totalitaires ? On comprend bien que sans notre responsabilité envers un héritage, il n'est point de règlement possible des différends affectant les générations d'après l'événement. On comprend aussi que sans restauration d'une appartenance au monde, les effets pervers de la modernité comme désolation, déracinement et idéologie suivront leurs cours et continueront de menacer la vie d'hommes irresponsables. Reste que si l'auteur postule à partir de là la nécessité d'un retour aux appartenances et aux traditions qui les supportent, il n'en indique guère les modalités concrètes.
Jusqu'où doit aller la reconnaissance d'un héritage positif ou négatif légué par nos ancêtres et supposé constitutif de notre identité ? Et plus gravement : comment tracer les limites de notre responsabilité ? Jusqu'à quel point cet héritage doit-il être pensé comme un donné, totalement transcendant aux hommes et à leur liberté ? Comment indiquer ce qui, dans l'histoire passée qu'ils ont à assumer, fait que tels ou tels actes sont l'objet de leur responsabilité et non pas d'autres ? Et qui en décide ?
Les conditions d'un retour à la tradition ou au concept plus arendtien d'une appartenance au monde de l'homme sont énumérées avec précision par l'auteur p.290.
En ce sens il nous semble que l'on peut prolonger cette réflexion critique sur cet ouvrage dans deux directions.
D'une part le concept de monde chez Arendt court le risque d'être suffisamment vague et indéterminé dans ses frontières, il n'autorise pour l'homme d'appartenance que ramenée à une parcelle de ce monde, semble t-il : la nation, le domaine, les institutions… les figures dans lesquelles s'actualise le monde sont diverses, leurs dimensions variables, et aucun critère de délimitation stricte de ses frontières n'est donné. D'autre part, nous avons vu que l'intérêt pour le monde censé dériver de notre appartenance à l'une de ses figures (la propriété domaniale de l'ancien régime) n'était nullement garantie, et pouvait plutôt nous faire verser, comme le pense Marx, dans une sorte d'aliénation du sujet dans le privé et l'arbitraire d'une simple parcelle de ce monde.
D'autre part, l'humanisme abstrait n'interdit pas, lui, de penser une relative responsabilité envers le passé, une fois reconnu que je suis aussi celui par lequel se détermine la part de ce passé qu'il me revient d'assumer.
Le véritable débat se déplace alors en direction d'une question que l'auteur, nous semble t-il, a éludé dans la partie conclusive de son ouvrage : le caractère d'extériorité radicale ou de transcendance qu'il faut attribuer à cet héritage dont j'ai la responsabilité. Ai-je oui ou non la possibilité de décider par moi-même de ce dont j'hérite et de déterminer par moi-même les critères selon lesquels s'effectue la sélection entre ce que je considère devoir assumer comme mon passé ou celui des miens, et ce qui reste en dehors d'une telle responsabilité, et selon quelles règles puis-je en décider ? Telle est la question qui à notre sens décide de la brèche ouverte dans l'idéal de l'autonomie du sujet moderne et de la part assumable de l'œuvre d'Arendt. Il nous semble peu probable que nous ayons les moyens de répondre favorablement à une telle question à la lecture de son œuvre.
Localisation : L'ouvrage est très difficilement trouvable en France (il n'est disponible à Paris ni à la Bibliothèque de Sciences Po, ni à celle de Beaubourg) et ne semble avoir connu à ce jour qu'une seule édition : celui de l'Académie royale de Belgique en 1991.