Ami si tu tombes
Jean-Marc Dreyfus (Ami si tu tombes... Les déportés résistants des camps au souvenir, 1945-2005. 2005 : Perrin, 228 pages). Cet ouvrage se donne comme une relecture de la mémoire de la déportation politique à l'heure où la mémoire juive de la déportation occupe le devant de la scène. Par Eric Brossard (Histoire-Géographie)
L’existence même de ce livre témoigne de l’évolution de la mémoire de la Déportation de puis 1945. Il reflète l’inquiétude des résistants déportés face à l’importance croissante accordée à la mémoire juive de la Déportation. Soutenue par l’une des principales fédérations d’anciens déportés, la parution de ce livre est comme un appel lancé à ne pas oublier alors que les derniers témoins vont disparaître. Le titre est éloquent : Ami, si tu tombes… premier vers du Chant des Partisans, hymne presque officiel des résistants français, qui annonce la levée de nouvelles troupes, plus hypothétiques aujourd’hui qu’hier.
Ce livre se veut donc une histoire, souvent mal connue, des déportés résistants, de leurs associations et de leurs actions depuis 1945.
L’introduction rappelle ce que fut le système concentrationnaire nazi et l’extermination des Juifs d’Europe. L’auteur porte un regard particulier sur la France et précise qu’environ 76 000 hommes, femmes et enfants furent déportés vers les camps d’extermination en tant que juifs (3 % rentrent en 1945) et que 86 000 hommes et femmes furent déportés vers les camps de concentration en tant qu’opposants, résistants ou otages (environ 50 % rentrent en 1945).
La première partie aborde la libération des camps et le retour des déportés. Jean-marc Dreyfus insiste sur la nature de ce que les soldats alliés puis l’opinion internationale découvrent : des camps dans un chaos presque total, où s’entassent parmi les cadavres des milliers de survivants. L’auteur souligne avec raison que les images prises à ce moment correspondent à l’état particulier du système concentrationnaire à la fin de la guerre et qu’elle ne montrent rien de l’extermination des Juifs d’Europe. Les conditions du rapatriement, largement improvisée, sont décrites brièvement, notamment le rôle de plaque tournante joué par l’hôtel Lutetia où passent la plupart des déportés rentrés par Paris. Le retour à la normale des résistants déportés est plus facile que pour les survivants juifs dont les familles et l’entourage ont souvent été décimés par la politique de persécution. Cependant, Jean-Marc Dreyfus souligne avec justesse que l’engagement dans la Résistance a pris souvent une forme familiale ou amicale très chèrement payée. Les rescapés des camps de concentration découvrent parfois à leur retour la mort de parents ou de proches, exécutés ou disparus en déportation. Au terme de cette première partie, l’auteur montre que le pouvoir issu de la Libération accorde une place aux déportés mais dans le cadre d’un hommage rendu à la France combattante. C’est donc davantage l’image du résistant déporté qui l’emporte et qui est valorisée. Les survivants des camps d’extermination, qui constituent une petite minorité parmi les déportés rentrés, ne sont pas oubliés mais ils sont intégrés à l’ensemble des rescapés. Cependant, des cérémonies qui rendent spécifiquement hommage aux victimes juives de la Déportation sont organisées dès 1945, par le Consistoire israélite, en présence de représentants de l’Etat.
La seconde partie s’intéresse à l’organisation des déportés en structures représentatives après la libération des camps. Cette organisation est rendue nécessaire par les conditions du retour. Les déportés sont un peu mieux traités que les autres « absents » rentrant en France, prisonniers de guerre ou requis du STO, mais les mesures prises sont notoirement insuffisantes vu l’état de fragilité de nombre de survivants. En outre, seuls les déportés pour acte de résistance bénéficient des pensions militaires d’invalidité mises en place après la Première Guerre mondiale pour les anciens combattants. La constitution d’organisation de défenses des intérêts et du statut des déportés est dont une nécessité vitale. L’auteur s’arrête sur chaque grande fédération (FNDIRP : Fédération nationale des déportés et internés résistants et patriotes ; FNDIR-UNADIF : Fédération nationale des déportés et internés de la Résistance - Union nationale des association de déportés internés et familles de disparus ; ADIR : Association des déportées et internées de la Résistance). Il souligne la spécificité de chacune, notamment la proximité politique de la première avec le Parti communiste, de la seconde avec les gaullistes, et la composition exclusivement féminine de la troisième. Il insiste également sur l’importance des amicales, le plus souvent constituées par camp (où le déporté est resté le plus longtemps, ce qui n’exclut pas l’appartenance à plusieurs amicales). L’auteur rappelle l’engagement précoce de ces organisations dans l’aide à leurs camarades en difficulté matérielle et morale, leur action auprès des politiques (beaucoup d’anciens déportés ont des responsabilités de haut niveau au sein des gouvernements et des institutions de la Quatrième République). La reconnaissance et la défense du statut de déporté sont l’occasion d’âpres débats, au sein des organisations et en dehors. Les résistants déportés de la FNDIR-UNADIF sont les plus virulents. Ils tendent à mettre à l’écart les internés et les déportés non résistants dans les années 1945-1950 et se battent pour faire perdre aux requis du STO leurs noms de « déportés du travail », revenant sans cesse à la charge dans les années 1950-1970. Dans les années 1950, les organisations de déportés appuient les démarches faites pour obtenir le paiement de réparations par l’Allemagne, ce qu’elles obtiennent en 1961 pour un grand nombre de déportés, sans distinction de motifs de déportation.. Elles parviennent aussi à la conclusion d’accords sur la recherche et l’inhumation des corps des déportés français morts en Allemagne ainsi que sur l’organisation de pèlerinage sur les sites des camps.