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Bourreaux et victimes

Traumatisme et subjectivité : la psychanalyse à l'épreuve de la torture Autour de l'ouvrage de Françoise Sironi, "Bourreaux et victimes" (psychanalyse de la torture) Conférence du mardi 4 mars 2003


Texte de présentation

Jean-François Bossy, Coordinateur du projet Mémoire/Histoire



Torture et traumatisme. Nécessité d'une nouvelle pratique et d'une nouvelle théorie psychologiques

Françoise Sironi, Psychologue - Maître de Conférences, Centre Georges Devereux, Université Paris 8.


Le thérapeute travaille-t-il à partir des concepts et des théories qui l'ont formé ou à partir de l'observation et des données de sa pratique clinique ? Est-ce le patient qui est à l'origine d'une pratique (et parfois d'une théorie) ou est-ce le parcours du thérapeute ?

Un constat : il y a quatorze ans de cela, quand j'ai commencé à traiter, en psychothérapie, des personnes traumatisées par la torture, j'ai été frappée par l'étrange ressemblance de leur discours : "Vous ne pouvez pas comprendre ce que c'est, la torture. Je ne peux pas vous raconter ce qu'ils m'ont fait." Mes silences comme mes questions généraient alors au mieux un repli sur soi, au pire une reviviscence traumatique majeure au cours de la séance. Bon nombre des patients avaient déjà essayé de suivre une psychothérapie ou une cure analytique qu'ils ont abandonnée au bout de quelques séances. "On me questionne ou on m'oriente sur ma petite enfance. Or si je vais mal aujourd'hui, cela n'a rien à voir avec ma petite enfance, mais avec ce qu'ils m'ont fait". Plus tard, suite à la diffusion de mes travaux, les personnes qui me contactaient pour faire une psychothérapie, ont souvent eu un parcours analytique long de plusieurs années (douze ans en moyenne) : "Je n'ai jamais parlé de ce passé, car quand j'essayais d'en parler, je n'étais pas entendu" disaient-elles en invoquant l'angle mort, le point aveugle d'une théorie (non d'une écoute) qui les pensait à partir d'un point de vue résolument intra-psychique.

Or dans le cas des traumatismes délibérément induits (tortures, massacres, génocides), où la destruction est méticuleusement pensée et planifiée, si la thérapeutique consiste à subjectiver ce que le tortionnaire ou l'agresseur a fait (en encourageant à trouver des associations et en fournissant des interprétations résolument basées sur les conflits intra-psychiques), cela revient à maintenir, intacte, l'intention destructrice du bourreau, voire à parachever sa construction. La non disparition, chez les patients, des symptômes directement liés à l'intentionnalité du bourreau en témoigne.

"Si tu parles, nous reviendrons". "Aujourd'hui tu sors de prison. La victoire, c'est nous, car jamais tu n'oublieras ce qu'on t'a fait". Telles sont les paroles des tortionnaires citées par les patients. La méconnaissance, par les thérapeutes, de l'intentionnalité des tortionnaires et de son influence encore visible dans les symptômes traumatiques des patients, ne fait que perdurer la construction du bourreau.

La thérapeutique consiste donc à transgresser l'interdit du bourreau et à libérer le patient de cette intention destructrice encore agissante. Le référentiel théorique ethnopsychiatrique permet de penser l'effraction psychique et l'influence à partir de l'interaction, à partir de l'extériorité, en "désubjectivisant" le mal. Il a rendu possible la construction d'une nouvelle conceptualisation du traumatisme et d'une nouvelle approche thérapeutique qui cible la négativité d'un autre encore agissante chez les patients.

Penser et traiter les désordres psychiques et sociaux directement liés à l'empreinte de l'Histoire collective (passée ou présente) sur l'histoire singulière devient un des axes majeurs de nos pratiques cliniques contemporaines.


Torture et traumatisme

Bruno Jeanmart, Président des Etudes psychanalytiques de Grenoble.


La question de la torture, de la victime tout autant que de son bourreau, oblige sans doute le psychanalyste à déplacer quelque peu sa pratique et ses concepts pour rendre compte d'une réalité traumatique et tenter d'y répondre. En effet, le champ clinique issu de Freud s'ordonne habituellement autour d'une trilogie_névrose, psychose et perversion, qui discrimine trois grandes structures psychopathologiques,, possédant chacune leur singularité. Comment, dans ce cadre freudien, entendre la spécificité de ce qui se joue dans la torture, si celle-ci s'avère, au fond, sensiblement identique, dans son dispositif, au "meurtre d'âme" dont nous parlait déjà le Président Schreber dans ses fameuses "Mémoires d'un névropathe" ?

C'est bien en effet à l'être même du sujet que s'attaque le tortionnaire, au point de vouloir en abolir toute trace et toute mémoire. En en mot, c'est bien à une certaine forme de "seconde mort" pour reprendre l'expression lacanienne, à une mort du Nom dans ce qu'il permet, pour un sujet, d'ancrage symbolique et générationnel, auquel vient directement nous confronter la torture.

Il est vrai que le traumatisme, et Freud n'a cessé d'y insister, est en tout point générateur de l'avènement de la subjectivité en tant que telle. Le trauma est bel et bien à l'origine du sujet, ne serait-ce que sous la figure d'une " scène primitive" où va pouvoir venir se nouer une dimension fantasmatique, susceptible d'ordonner notre rapport aux autres, au monde et à nous-mêmes. L'intrapsychique et l'extrapsychique se montrent ici intimement coextensifs l'un à l'autre, réversibles l'un dans l'autre.

Cette fonction du trauma, dans sa dimension instituante et structurante, nous le retrouverons chez Freud, sous une autre forme, dans l'article de 1920 et qui porte sur " L'au-delà du principe de plaisir". C'est du reste à partir d'une réflexion sur ce que Freud appelle lui-même la névrose traumatique, que la pulsion de mort a pu devenir un concept central pour la psychanalyse. Cette naissance de soi, cette genèse de la subjectivité, semble donc bien liée à une perte irrémédiable, à une mutilation irréversible, mais qui rend en définitive l'existence humaine possible. La pulsion de mort porte donc la vie tout autant qu'elle risque, à tout instant, de la mettre brutalement en péril.

C'est à partir de ce paradoxe freudien que l'on reprendra la question de la torture, qui semble au fond échapper aux définitions classiques du trauma. Ne serait-elle pas en effet ce qui rend impossible, sinon éminemment problématique, la "traumatisation" d'un évènement, c'est-à-dire sa reprise toujours possible sur et dans une scène fantasmatique ? A défaut de cette procédure, c'est toute l'organisation psychique du torturé qui s'en trouverait gravement hypothéquée et menacée, comme si l'Autre, à l'image de ce qui se passe dans le fait psychotique, s'avérait par cette effraction permanente dans l'être même du sujet, tout-puissant et mortifère.

Le livre de F. Sironi nous semble ici ouvrir à un certain nombre de questions, dont nous voudrions suivre la piste. Comment en effet, semble suggérer l'auteur dans son ouvrage, restituer une certaine position subjective au torturé ? Comment faire (re)-naître dans sa parole une autre représentation de lui-même, que celle du déchet, du corps mutilé, que les bourreaux se sont inlassablement employés à fabriquer ? Quel peut être ici le rôle et la fonction du thérapeute ? Interrogations d'autant plus cruciales sans doute, que la torture ne touche pas seulement, comme c'est le cas du trauma, au sujet en tant que tel, mais à l'ordre symbolique lui-même, celui qui fait tenir, pour chacun d'entre nous, son être-au-monde. C'est l'ordre symbolique tout entier, celui par lequel les hommes sont redevables de leur humanité, qui va se retrouver massivement invalidé sous le coup de la torture.

A cet égard, ne faudrait-il pas opérer ici une distinction entre le trauma, et ce qui semble relever de ce qu'on nomme, depuis le procès de Nüremberg, "crime contre l'humanité", et auquel paraît appartenir, de fait, le geste tortionnaire. Si tel devait être le cas, c'est bien, en premier lieu , à une tentative de reconstruction de cet ordre symbolique lui-même que devrait s'employer le thérapeute dans sa pratique. Ceci dit, ce premier temps, ne préjuge sans doute en rien d'une possible subjectivation ultérieure de ce dans quoi le torturé fut pris. Il en ouvre simplement et virtuellement l'accès. C'est peut-être sur ce point particulier, que le livre de F. Sironi mériterait une lecture attentive.

Mais on pourrait comprendre aussi à partir de là tout le drame et toute la souffrance du torturé ;drame qui pourrait se résumer en ces termes : comment faire pour ne pas devenir fou, pour ne pas sombrer dans une disparition programmée et calculée ? La torture engendrerait-elle un sujet, la victime ou le bourreau, dont on pourrait dessiner, en dernière instance, la structure ? Peut-on donner un sens à ce qui, par définition, ne cesse d'excéder toute représentation possible ?.



Torture et empathie pathologique

Gérard Jorlan, Directeur d'études à l'EHESS


La torture n'a pas seulement pour objet d'extorquer les aveux par la violence physique. Françoise Sironi a montré que la torture visait avant tout à la destruction psychique des individus. Si les plaies cicatrisent, si le souvenir de la douleur s'estompe, l'esprit en est à jamais différent.

Inspiré par ses travaux et en réfléchissant sur ce qu'on a appelé "le syndrome de Stockolm", cette identification des otages avec les motivations de leurs bourreaux, je voudrais indiquer comment ces phénomènes de "ravissement" peuvent s'expliquer, en partie au moins, en termes d'empathie pathologique.

Cette faculté que nous avons, non exclusivement d'ailleurs, de nous mettre à la place d'autrui, d'épouser son point de vue, et qui est rien moins qu'une identification, peut néanmoins le devenir, basculer dans l'identification et conduire à l'aliénation.

Dans cette mesure, les travaux de Françoise Sironi nous conduisent à penser la torture comme la forme extrême, perverse, de l'aliénation, qui peut aller jusqu'à la folie.


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