Des hommes ordinaires
Le désormais classique de Christopher Browning : "Des hommes ordinaires. Le 101e bataillon de réserve de la police allemande et la Solution Finale en Pologne". 1994 : Les belles lettres. Une exploration de la banalité du mal chez les exécutants de la Solution Finale lors des opérations menées par l'Allemagne nazie en territoire russe à partir de fin 1941. Par Katia Szwec (Histoire-Géographie)
Introduction
Qui sont les participants "de la base", les exécuteurs, de la Solution finale ? Comment ces hommes sont-ils devenus des meurtriers en masse ? Telles sont les questions posées par l'historien américain Christopher Browning au début de son ouvrage.
S'appuyant sur les témoignages de 125 hommes du 101e bataillon de police régulière recueillis par la justice d'Allemagne fédérale à l'occasion de l'enquête judiciaire dont cette unité fut l'objet au cours des années 1960, Christopher Browning a reconstruit, analysé et interprété l'action meurtrière de ce bataillon qui a opéré en Pologne de juillet 1942 à novembre 1943. Le 101e bataillon de police ordinaire (Ordnungspolizei), par sa participation à l'opération Reinhardt, porte la responsabilité de la mort directe ou indirecte de 83 000 Juifs.
Thèmes de l'ouvrage : Les hommes du 101e bataillon
L'histoire du 101e bataillon dirigé par le commandant Trapp illustre le déroulement de l'opération Reinhardt. Il participe en effet à toutes les phases du massacre de masse des Juifs de Pologne, de juillet 1942 à novembre 1943 : encadrement des convois pour les centres de mise à mort (ch.4), regroupement des victimes dans les ghettos et les camps de transit, évacuation des ghettos et déportation vers Treblinka (ch.10 et 12), participation aux mises à mort et massacres à grande échelle (ch. 7, 9, 11, 15), traque et élimination systématique de tous les Juifs ayant échappé aux rafles (" chasse aux Juifs ", ch.14).
Le travail de reconstruction et d'analyse de Browning montre qu'à l'improvisation des débuts, constatée et critiquée tant par les officiers du bataillon que certains policiers, succède progressivement une rationalisation des massacres, par souci d'efficacité et de rapidité. Ainsi le 101e bataillon de réserve de la police s'intègre-t-il dans le programme d'extermination du judaïsme européen : la " Solution finale " fut une entreprise où toutes les forces allemandes eurent leur rôle, y compris la police de maintien de l'ordre.
Dans cette entreprise d'assassinat systématique, l'histoire du 101e bataillon permet d'éclairer le comportement, non des " apôtres noirs " (SS et autres membres du NSDAP), mais des hommes de " la zone grise " (pour reprendre une expression de Primo Levi), d'hommes moyens qui se sont transformés en tueurs, en " tueurs ordinaires ". Car l'étude sociologique de ce groupe de 500 hommes met justement en évidence la " banalité " de ces hommes (ch.5). D'âge plutôt élevé (39 ans en moyenne), originaires de Hambourg, une des villes les moins nazifiées d'Allemagne, ce sont des réservistes, des rappelés, issus le plus souvent des basses couches de la société allemande. Peu appartiennent à la SS (aucun parmi les hommes du rang, 7 sur 32 sous-officiers), un quart de l'effectif appartient au NSDAP. Par leur âge et leur origine sociale, ces hommes ont par ailleurs connu d'autres normes morales et politiques que celles du nazisme. Bref des hommes " ordinaires " qui ne sont ni des SS, ni des fanatiques endoctrinés. Des hommes d'une unité non pas formée dans le but de participer à l'extermination du judaïsme européen, mais qui y a participé parce qu'elle était disponible.
"Ordinaires", ils se sont pourtant retrouvés au cœur de la Solution finale, et, lorsque leur fut offerte la possibilité de se soustraire aux actions, au cours desquelles la tuerie se fait d'homme à homme, à bout portant, seuls 10% d'entre eux refusèrent, d'autres, peu nombreux, tentèrent de ne pas participer aux exécutions, en tirant à côté des victimes ou en se faisant affecter à la surveillance.
La banalité du mal
Quels mécanismes conduisent à la " banalisation du mal " qui transforme des hommes ordinaires en tueurs ? Comment se prépare l'accoutumance au massacre ? Au terme de quel processus intellectuel et psychique se déroule cet engrenage?
De l'analyse détaillée de Christopher Browning ressortent quelques facteurs explicatifs dominants (ch.18).
Ces atrocités ont pu être commises car elles relèvent d'une politique gouvernementale officielle. Les massacres sont en effet décidés, organisés et planifiés par les plus hautes autorités de l'Etat. Ils sont donc perpétrés non à l'occasion de déchaînements de violence générés par la guerre, mais au nom de la Loi. Les policiers du 101e bataillon ont donc le sentiment de se soumettre à la Loi, d'obéir aux ordres, rejetant ainsi toute forme de responsabilité individuelle et de culpabilité personnelle.
La soumission à la loi est, par ailleurs, légitimée par l'endoctrinement. Celui-ci participe à la suppression de toute résistance au meurtre et à l'effacement de la culpabilité. Ainsi la politique d'exclusion des Juifs, mise en œuvre de façon graduée à partir de 1933, conduit-elle à considérer que les Juifs sont hors humanité. L'amalgame, l'identification du Juif à l'ennemi, qui aboutit à la déshumanisation de l'autre, contribue à la distanciation psychologique, et facilite la tuerie : le fait que les Juifs ne soient pas des hommes légitime la possibilité de les tuer. Sans être la cause des massacres, l'anéantissement de tout esprit critique et le martelage idéologique pendant le IIIe Reich ont cependant facilité l'accommodation au meurtre de masse.
Les aspects bureaucratiques et administratifs de la tâche à effectuer favorisent également la distanciation. Par la division du travail d'extermination, la collaboration avec d'autres unités, le déplacement de la tuerie vers les camps d'extermination, les tâches sont segmentées. Les hommes perdent alors pratiquement tout sentiment de responsabilité dans ces actions meurtrières : les responsabilités sont diluées.
Enfin, si 80 à 90% des hommes ont tué c'est aussi par conformisme, par logique grégaire, parce qu'ils ont cédé à la pression du groupe. Refuser de participer aux massacres, c'est commettre une action " asociale " (p.243), rompre les liens de camaraderie, et donc risquer l'isolement, le rejet du groupe qui constitue le seul lieu de sociabilité pour ces hommes.
Epilogue
En 1948, la Pologne a jugé et condamné quelques responsables du 101e bataillon de réserve de la police, notamment le commandant Trapp (condamné à mort). Mais seule l'accusation de meurtre contre 78 Polonais tués en représailles fut retenue : les 83 000 victimes juives n'intéressèrent pas les juges. En Allemagne fédérale, sur les 210 anciens membres de l'unité interrogés, 14 furent inculpés. Au terme de longues procédures, au début des années 1970, deux furent condamnés à de légères peines de prison, d'autres furent condamnés mais leur peine ne fut pas prononcée.
Intérêt de l'ouvrage
Ainsi, Christopher Browning montre-t-il que la soumission aveugle à la Loi, l'obéissance à l'Autorité légitimée par l'idéologie et l'endoctrinement, et le souci de conformité au groupe constituent des facteurs du crime qui peuvent conduire des hommes ordinaires à devenir des assassins selon les circonstances. Il révèle ainsi l'aptitude ordinaire des hommes à une extraordinaire inhumanité, souligne la banalité des assassins comme la banalisation du mal.