Une petite fille dans le monde des camps
Francine Christophe, Une petite fille privilégiée. L'harmattan, 1996. Collection "Mémoire du XXe siècle". Le regard d'une enfant sur la période de Vichy et le monde des camps. Par Sylviane Obadia (Histoire-Géographie)
Introduction
Une petite fille privilégiée, se présente comme le témoignage d' " une enfant dans le monde des camps 1942-1945 " : Francine, née le 18 août 1933 à Paris, de Marcelle et Robert Christophe -lieutenant dans l'armée française- et d'origine juive.
Française de confession juive et non Juive de France, répète l'auteur car la famille n'est pas pratiquante, à peine croyante. Leur réassignation identitaire au judaïsme décrétée par le national-socialisme et à laquelle collabore le gouvernement français est un des aspects importants du livre. Cette réalité ne s'articule qu'en phrases lapidaires comme celle que la jeune Francine, alors à Bergen Belsen, adresse à un petit juif d'Europe de l'Est: " Mais toi, tu es juif, moi, je ne le suis que depuis Hitler ". La charge politique contre le troisième Reich, ou la France de Vichy, aussi bien que les conséquences sociales et historiques d'un tel déni voire d'une telle destitution de citoyenneté sont le fait d'un narrateur adulte qui a choisi de placer sa voix dans l'implicite.
Car c'est un narrateur-enfant, qui prend la parole et pose son regard sur la période d'arrestation, d'internement, de déportation et enfin d'extermination qu'elle et sa mère ont vécue de juillet 42 à avril 45.
Le 26 juillet 42 en est la première étape : alors qu'elles fuient en zone libre, sous les recommandations du père, déjà prisonnier de guerre, elles sont arrêtées en gare de La Rochefoucauld, sur la ligne de séparation, et repérées à partir de fausses cartes d'identité mal reproduites. A la suite d'un interrogatoire de la milice française, elles sont d'abord transférées dans les prisons d'Angoulême avant de connaître les camps d'internement ou de concentration de Poitiers, Drancy, Pithiviers, Beaune-la Rolande et à nouveau Drancy d'où elles sont déportées vers Bergen Belsen le 7 mai 44, malgré leur statut d'épouse et de fille de prisonnier de guerre et donc en violation de la convention de Genève.
Thèmes de l'ouvrage
Le " privilège " d'une enfant déportée …
Une petite fille privilégiée n'est pas un titre ironique : le lecteur est invité à mesurer ce que signifie un privilège parmi les déportés, quand on a le statut de femme et fille de prisonnier de guerre, et par suite qu'on est protégé par la convention de Genève qui prévoyait certains aménagements (correspondance, protection de la croix Rouge) et l'interdiction de certaines mesures, en particulier la déportation. C'est d'ailleurs ainsi que s'ouvre le livre " je fus une petite fille privilégiée, parce que mon père avait été prisonnier. Et, aussi curieux que cela paraisse, c'est ce qui me sauva la vie. "
Une petite fille privilégiée est un titre ironique, bien sûr, puisque ce privilège ne consistera qu'à retarder la déportation et non pas à y échapper. Arrêtées le 26 juillet 1942, les attestations prouvant leur statut de fille et femme de prisonnier, permettront à Marcelle et Francine de repousser le départ vers les camps allemands, de ne pas être séparées, d'être regroupées avec des cas similaires ou qui ont réussi à le faire croire, puis, à Bergen Belsen, à bénéficier d'un régime alimentaire différent : une ration de 1 cm de pain et une noix de gras par semaine, tous les jours, un bouillon clair aux racines terreuses. Cette faveur sera d'ailleurs de courte durée et n'aura plus cours bien avant l'arrivée des troupes alliées. Egalement ce statut leur épargnera la matricule, l'habit des camps et surtout l'extermination immédiate.
Ainsi " privilégiées ", elles occupent une place dans le monde des camps, place qui leur permettra de survivre plus longtemps à la violence des conditions, de voir défiler les différentes vagues de déportés, d'assister à l'accélération des exterminations immédiates, et à l'arrivée en masse des juifs d'Europe de l'Est à la fin de la guerre. Francine Christophe peut se vanter :
" Je fausse même toutes les statistiques allemandes, qui donnent six mois de vie à leurs déportés dans les camps.
J'en totalise trente-six ! "
Alors que leur privilège tout relatif leur fera connaître la faim, le froid, la maladie, la déchéance physique et morale, l'animalisation des autres et la sienne, les morts quotidiennement entassés et brûlés, les charniers et les fours crématoires, le père, prisonnier de guerre en Allemagne arrive à faire parvenir à son épouse une lettre : " Dis-moi dans quelles conditions et en combien de jours s'est passé votre voyage ? Si la petite et toi l'avez bien supporté ? Comment vous-êtes logées, et couchées, nourries ? (…) Si la Croix- Rouge de Genève s'occupe de vous et vous fait parvenir des vivres ? Si vous lisez des livres et des journaux ? " devant une telle ignorance de la réalité concentrationnaire, on peut extrapoler : Et si personne ne savait ? Mais l'auteur s'occupe de cette ambiguïté : C'est le fait des prisonniers de guerre. Pour les civils allemands, dont la jeune Francine découvre les maisons à Tröbitz, lors de sa libération, elle leur accorde à peine la présomption d'ignorance. " Ah ! j'ignorais tout cela ! " répond-elle ( la villageoise allemande) d'un air veule ".
Le point de vue d'un enfant
Le point de vue adopté par l'auteur a trois effets remarquables :
Il modifie la perception des événements historiques et tente de montrer ce qu'une enfant de huit à douze ans peut en saisir, il opère une sélection d'impressions et de réflexions, sans pathos et sans analyse, dans un va et vient constant entre la réalité et la conscience, et paradoxe, à première vue, elle montre le processus d'abolition partielle du point de vue de l'enfant réduit à l'instinct de survie animale.
Les faits historiques
Le narrateur adulte n'oublie pas les événements majeurs qui ont scandé la guerre et l'histoire de la déportation entre 42 et 45 mais elle les présente préférentiellement à partir de la connaissance ou de la compréhension qu'elle pouvait en avoir enfant : sa maturité grandissant entre huit et douze ans, les événements gagneront en précision, particulièrement au moment de la libération des camps par les troupes russes ou anglaises. Dans la majeure partie du livre, le lecteur doit faire appel à ses propres connaissances de la période pour reconnaître l'événement suggéré par un énoncé énigmatique : " nous entendons à la radio l'appel d'un général français qui nous dit qu'un jour nous gagnerons la guerre ", et plus tard, pendant l'hiver 40-41 " Tous les commerçants israélites doivent placarder JUIF sur leur vitrine, en gros caractères. J'en comprends mal la signification et je retombe à l'âge des pourquoi " ou encore " le 16 juillet 1942, le soir, on vient arrêter la mère de mes amis René et Jacob. (…) on ne l'a jamais revue. Maman dit qu'on a arrêté beaucoup, beaucoup de gens pareils ".
Les mots mêmes sont nouveaux et incompris, on parle de " juif (…) J'en comprends mal la signification" de " déportation, mot mystérieux " de " débarquement ", de " libération (…) Au fait, ça existe, ça, une libération ? "
Une chronologie rapide complète le livre et permet au lecteur de se repérer quand il ignore ce à quoi il est fait allusion.
Ce procédé est à la source d'un pathos secondaire : entre la gravité de l'événement et l'enfantine innocence de son énoncé, le fossé est tel que le contraste ne fait que ressortir l'horreur de qui ne peut mesurer l'étendue de sa tragédie.
Dire que le narrateur adulte s'absente totalement serait faux. Pourtant, les actes de résistance de certains civils " amis des juifs ", l'invasion de la zone libre, l'organisation des camps, les étapes de la libération, sont en partie informés par les connaissances que l'adulte en a au moment où elle écrit.
L'effacement du point de vue de l'enfant
Le point de vue adopté produit un troisième effet notable. Au fur et à mesure que l'enfant maîtrise les " règles " de la vie dans les camps et qu'elle grandit, le lecteur assiste à la disparition de ce point de vue jusqu'à l'incapacité de trouver un sens aux préoccupations et aux bavardages de ses camarades quand elle sera de retour dans la France libérée : " vous me semblez bébés, bébêtes. Vos jeux ne m'amusent pas, vos plaisanteries me fatiguent, vos rires m'énervent, vos secrets m'exaspèrent. Je n'arrive pas à vous suivre, nos pensées ne vont plus ensemble, parallèles. Non, je ne suis plus de votre monde, je suis d'un monde à part, je suis du monde des camps ". L'obsession de la survie fait disparaître peu à peu toute interrogation intérieure, tout un monde subjectif, réduisant l'homme à la brute, presque immanquablement.
Toutefois, pas totalement et pas pour tout le monde : quelques-uns, rares, continuent à composer, chanter, penser. Pour l'auteur, acte de résistance ultime : non plus celui, solidaire de non-juifs envers les juifs, mais celui de l'homme résistant à la bestialité.
Dans l'intervalle, le texte nous fournit des renseignements sur la différence entre les camps d'internement et de concentration, d'abord, puis de concentration et d'extermination, à la fin du livre, avec l'arrivée des survivants d'Auschwitz à Bergen Belsen. Il montre également la détérioration des conditions dans les camps d'internement. Beaune-La Rolande, dans l'expérience et la mémoire de l'auteur fait figure de trêve où malgré les rats, les vers, la merde, une sorte de vie sociale parvient à se créer et se maintenir, dans un système d'entraide où chacun apporte ses compétences : artisans, artistes, instituteurs. Drancy, à l'inverse, marque le démantèlement total de cette micro-société, avec les transferts fréquents et les radicalisations des comportements de l'encadrement. Toutes choses qui ne permettent plus aucune mise en place durable de quoi que ce soit qui rappelle une vie sociale. Ainsi, l'évolution du camp de Drancy entre le premier passage de Francine en août 42 et son deuxième en juin 43 est-il relaté avec précision : l'enfant s'attarde souvent sur la vision de ses petits compagnons d'infortune, des grappes d'orphelins débilités par la maladie et l'arrachement, poussés dans les " escaliers de départ ".
Drancy, étendu, structuré en blocs de béton, avec sa synagogue, devenu un camp très organisé de transfert, et ironiquement " camp modèle " qui doit pouvoir être " visité ".
Toutefois, la description de l'organisation des camps cède le pas à d'autres préoccupations, qui nous paraissent parfois secondaires, mais qui sont toujours le fruit de l'étonnement de la petite Francine.
Parler des camps
La réalité des camps se fait jour avec Poitiers, le premier camp de Francine, fin juillet 42. C'est le point de rupture dans le livre. En une page, les paradigmes essentiels des camps d'internement seront mis en place : les rats, la merde, les soldats, les chiens, la faim, l'épuisement.
A Bergen Belsen, la liste s'allongera avec les charniers, les fours crématoires, les douches, les humiliations.
Francine Christophe enserre très vite ses notes dans ces mots, figures sans cesse reprises, souvent terme à terme, avec peu de variation. Son but : saturer le texte d'une réalité abjecte qui n'était que cela, même si, çà et là, quelques rencontres viennent redonner droit à l'insouciance de l'enfant, à la curiosité pour l'autre, à la compassion.
Une caractéristique d'écriture est à noter ici : parfois, confronté à ses sources de déchéance et de souffrance le texte ne livre que des mots, aucune phrase construite syntaxiquement, pas même des mots mis en discours par l'article mais des mots "en langue ", des notions convoquées à l'intention du lecteur. Les fragments délivrent une liste : " Bruits, Cris, sifflets, jappements, appels, crissements ", "la neige, le froid, la faim, l'épuisement ". En plus de la déréalisation cauchemardesque que ce procédé d'écriture provoque, il tend à faire de tout événement se produisant dans les camps, de toute action, des " réalités " incompréhensibles mais aussi exclusives, capable de chasser toute autre réalité.
Intérêt de l'ouvrage
Cette histoire nous est livrée dans une suite de notes et de fragments, dont le fil chronologique est respecté mais dont la logique est volontiers déroutante, par souci de restituer le fonctionnement psychique et l'incompréhension de l'enfant. Le souci de vraisemblance psychologique n'est pas la seule motivation pour le choix de la forme fragmentaire et du parti pris d'objectivité sans pathos. Francine Christophe, qui a rédigé ce texte en quelques semaines en 1967, rappelle dans sa note introductive que ce dernier se veut " sans littérature aucune ", elle refuse d'ailleurs de le présenter comme un récit : il s'agit de " photos " mémorielles que l'enfant des camps a enregistrées et l'adulte gardées en elle, avec la conscience aiguë, dès l'âge de douze ans qu' " il fallait témoigner ".
Ceci n'est pas un détail : le refus revendiqué de mise en récit et de littérature accompagne de façon paradoxale le témoignage de la rescapée des camps de la mort. Immense prétérition, car l'écriture du témoignage se présente comme une échappatoire au soupçon de reconstruction et de fiction de la littérature autobiographique, au moment même où elle fait appel à elle et la réalise.
Au regard des œuvres qui suivront, et même de l'adaptation au théâtre d'Une petite fille privilégiée, qui prennent le risque de la littérature, on pressent aussi une autre raison à la protestation de document " non littéraire " : dans un premier temps, il faut dire et non pas raconter, le fait brut et brutal, un " bloc "à expulser que la conscience n'a pu envisager dans aucun de ses repères, et que rien ne raccroche au monde " normal ". Cette protestation dit à sa manière l'impossibilité d'analyser et d'intégrer un morceau de son histoire.
L'étude, en classes de lycée du livre de Francine Christophe peut être prolongée par son témoignage : depuis plus de dix ans, l'auteur intervient dans les institutions scolaires.