INSTITUT FRANÇAIS DE L'ÉDUCATION

Outils personnels
Vous êtes ici : Accueil » Enjeux de mémoire Histoire et Mémoire Parcours et pratiques Histoire, mémoire et pédagogie Guerre, sport, nationalisme.

Guerre, sport, nationalisme.

Compte-rendu d'une expérience de lecture de l'ouvrage de Sebastian Haffner : Histoire d'un Allemand, en classe de première (un témoignage rédigé par un jeune homme, à la fin des années trente, sur la montée du nazisme). Une invitation à réfléchir sur le potentiel de violence du sport. Par Véronique Stacchetti (Histoire-Géographie)


Proposition : enseigner l'histoire en classe de 1re en s'appuyant sur le témoignage


Introduction


La troisième partie du programme de 1re (j’ai expérimenté cette séquence en classe de 1reS) concerne LES TOTALITARISMES. « On étudie les caractères spécifiques de chacun des totalitarismes (fascisme, nazisme, stalinisme) et on examine comment, à partir de fondements et d’objectifs différentes, ils ont utilisé des pratiques qui mettent l’homme et la société au service d’une idéologie d’Etat. Ce travail débouche sur une réflexion sur le totalitarisme » extrait du programme en vigueur depuis la rentrée scolaire 2003.

L’utilisation des documents est évidente pour les enseignants, toutefois il s’agit de restituer auprès des élèves les sources, la place de cette source dans le contexte étudié.

La proposition faite ici concerne des passages de « Histoire d’un Allemand, souvenirs 1914-1933 » de Sebastian Haffner (Actes Sud, 2002 et 2003).  Il s’agit d’un témoignage sur la montée du nazisme dans les années 30 en Allemagne. « JE VAIS CONTER L’HISTOIRE d’un duel. C’est un duel entre deux adversaires très inégaux : un Etat extrêmement puissant, fort, impitoyable – et un petit individu anonyme et inconnu. Ils ne s’affrontent pas sur ce terrain qu’on considère communément comme le terrain politique ; l’individu n’est en aucune façon un politicien, encore moins un conjuré, un « ennemi de l’Etat » . Il reste tout le temps sur la défensive. Il ne veut qu’une chose : préserver ce qu’il considère, à tort ou à raison, comme sa propre personnalité, sa vie privée, son honneur ». Sebastian Hafner a 25 ans en 1933 et termine ses études de magistrat à Berlin. Le livre est écrit dans un style très accessible ne serait-ce que parce que  l’auteur vit les événements avec une exceptionnelle lucidité, cela en fait un atout supplémentaire dans la perspective de la préparation du bac de Français.

Plusieurs passages sont remarquables dans cette « histoire d’un Allemand » et permettent aux élèves une réflexion stimulante.

J’en ai retenu trois :

l’exil en cas de durcissement du régime

le sport dans les régimes totalitaires

le nationalisme


Sur un plan pratique, le travail peut-être distribué aux élèves accompagné de questions précises servant de guidage, pour aboutir ensuite à une restitution orale en classe entière afin d’enrichir les observations faites par groupe.

L’exil en cas de durcissement du régime


L’exil, « partir » est une solution que les adolescents envisagent en cas de durcissement du régime, ils évoquent souvent la nécessité d’un départ « ailleurs », « loin »… propos à relier avec l’insouciance propre à leur âge sans doute. Dans ce cas, les difficultés liées à l’immigration ne sont jamais envisagées, il s’agit d’un « ailleurs » idéalisé, là, et non un lieu où en cas de crise on ne vous attend pas, et où les conditions d’installation sont difficiles, une occasion supplémentaire de rappeler toutes les difficultés de l’immigration lorsque l’on n’a pas la notoriété d’un savant ou celle d’un musicien de renommée internationale.

Sebastian Haffner a grandi dans la bourgeoisie allemande et son père garde une extrême lucidité jusqu’à ce que les événements l’épuisent.

Le chapitre 32, page 337 de l’édition de 2003 est particulièrement intéressant pour aborder l’exil pendant la montée du nazisme :

Début du passage : « Oui, à l’époque, on mettait quelques vagues espoirs dans l’émigration. Ils n’avaient pas trop de fondements, mais comme à l’intérieur du Reich il n’y avait manifestement plus rien à espérer et qu’il est difficile de vivre sans espoir, on espérait en l’extérieur (…). L’étranger, en Allemagne, cela signifie la France et l’Angleterre. La France et l’Angleterre pourraient-elles regarder longtemps sans réagir les événements d’Allemagne ?


Jusqu’à :

Il resta extérieurement le même, sa voix ne trahissait aucune émotion, mais c’en avait été trop pour lui. Chez les gens habitués à exercer un contrôle sévère sur leurs gestes ou sur leurs paroles, il arrive généralement qu’un organe quelconque se charge du fardeau de l’âme et l’extériorise sous une forme pathologique. Certains font une attaque cardiaque. Chez mon père, c’est l’estomac qui se chargea d’exprimer la souffrance psychique. A peine s’était-il réinstallé à son bureau qu’il se leva brusquement, en poire à des vomissements spasmodiques. Durant deux ou trois jours, il ne put ni avaler, ni garder quoi que ce fût. Son corps entamait une grève de la faim dont il mourrait deux ans plus tard, d’une mort terrible et lamentable ».

Ces extraits me paraissent intéressants pour prendre la mesure du témoignage. L’enseignant apporte toutes les précisions  utiles sur la position du témoin et nuance avec le cours. A ce propos, il est dommage que Sebastian Haffner n’évoque pas la résistance en Allemagne à cette époque. Faut-il alors penser qu’on pouvait être complètement éloigné des groupes actifs ou être résistant, était-ce dans l’esprit de cet auteur, être totalement critique et étranger à l’adhésion de la plupart au nazisme ? On observe avec les élèves que l’engagement des individus au moment de la montée des totalitarismes ne résulte jamais d’une improvisation mais la continuité d’un engagement existant avant et s’inscrit comme la conséquence d’une pensée collective. Ce que l’on continue d’observer pendant la deuxième guerre mondiale dans les mouvements résistants. Encore une fois, c’est en ce sens que le souci de considérer cet ouvrage comme un témoignage est primordial pour en étudier les passages.


Le sport


Je reste souvent consternée par l’attitude des élèves du lycée Pierre-Brossolette les lendemains de match de football de l’Olympique lyonnais. Dès 8 heures le lundi matin, la conversation saisie avant l’entrée dans la salle de classe concerne le match du week-end. Sport populaire par excellence, le football et le club lyonnais, les rend beaucoup plus volubiles que le basket, l’ASVEL étant le principal club sportif villeurbannais évoluant à un niveau national. Filles et garçons arborent parfois l’écharpe de l’OL (Olympique lyonnais) au lycée et un jour, un élève que j’interrogeais sur cette propension à rejoindre le stade, et les écrans géants disposés place des Terreaux, ou place Bellecour à Lyon pour les « grands rendez-vous » (sic) l’Euro ou la coupe du monde, m’a précisé « Madame, ça nous procure du plaisir ».  « du plaisir par procuration ? devant votre écran ? ». Consciente d’avoir surjoué (sic !) avec ma remarque, la seule réponse que j’ai reçue a été :  « Ah, Madame, vous ne pouvez pas comprendre ! ». Pas plus que je ne saurais comprendre les chants « qui ne saute pas n’est pas Lyonnais ( ?) » et les noms de troupes installées à des  places précises dans le stade, par exemple « les Bad Gones » du  « virage nord ou sud »…Pas plus que je ne saurais oublier la triste mémoire liée aux stades du Chili, de l’Argentine –et les manifestations d’avant la coupe du monde de 1978-, ou ces photos d’attitudes racistes et violentes à l’égard des joueurs d’origine africaine du club de La Lazio de Rome. C’est donc une exigence pour moi de regarder, avec les élèves, le sport sous un autre point de vue, celui d’une machine à penser, à chanter, à bouger, à lever les bras comme ceci, à répondre aux appels des rythmes de l’orchestre des supporters…


Une de ces dernières années en Education Civique, nous avions observé les titres du journal « l’Equipe » des jours de « grands rendez-vous » de football ou de rugby et souligné le vocabulaire guerrier et nationaliste utilisé. Les lendemains de victoire sont à bien des égards intéressants à lire aussi, et encore plus la façon dont on nomme les joueurs « le Kanak » pour évoquer le joueur Christian Karembeu, le « Ghanéen » pour signaler Marcel Desailly, ou encore on interroge Lilian Thuram sur la capacité d’intégration de la société française. On semble oublier que la représentation sociale d’un joueur, fut-il Pelé,  Lilian Thuram ou Zidane reste un idéal pour une bonne partie des garçons exclus de la société actuelle. A bien des égards l’Histoire d’un Allemand nous permet d’approcher ce nationalisme des stades dans les années 1924, 1925, 1926.


Chapitre 12, page 113 :

Début du passage : « L’un des signes avant-coureurs qui fut non seulement méconnu, mais encouragé et loué par les pouvoirs publics, fut la manie du sport qui, à l’époque, s’empara de la jeunesse allemande.

   

Jusqu’à :


    Mais, parallèlement, ces ligues et ces partis qui faisaient de la politique comme on fait du sport et qui avaient été presque morts pendant quelques années commencèrent doucement, tout doucement, à se réveiller ».

    Les élèves de 1re S ont réagi vigoureusement à propos de ce passage, d’abord pour exprimer qu’ils considèrent « le sport comme un jeu » et uniquement sous cet angle, ne percevant pas le souci national, notamment en Europe qui passe avant la politique d’une véritable Union Européenne. Ils remarquent ensuite qu’une équipe de football européenne ne saurait rester que virtuelle, « une équipe européenne, pour quoi faire ? » et ne considèrent pas comme outrageant que la préparation de l’Euro de football passe avant la campagne électorale des élections européennes. Toutefois, il a semblé nécessaire à certains d’entre eux de présenter à leurs camarades l’aspect totalitaire des Jeux Olympiques de Munich en 1936 et ils ont évoqué Jesse Owens, le quadruple champion olympique de ces Jeux de Munich. Chaque année d’ailleurs les élèves évoquent ce prodigieux hasard de l’histoire du sport dans une ambiance construite sur le mépris des autres. Une élève a souligné le salut nazi qui laisse penser qu’il est le résultat de la discipline des corps que l’on note dans ce passage. C’est le moment aussi d’évoquer la place faite aux loisirs organisés dans tous les régimes totalitaires et à la place des drapeaux dans les villes lors de ces manifestations. La richesse iconographique nous permet cette approche.



Le nationalisme


La Première Guerre mondiale est le point de départ de Sebastian Haffner qui s’interroge sur ce que les générations d’écoliers  victimes de la propagande de la guerre :


Page  32 : Début du passage :


« La comparaison avec le fan de football est très pertinente. Enfant, j’étais vraiment un fan de la guerre. Je noircirais le tableau en prétendant que je fus une authentique victime de la propagande de haine qui, dans les années 1915 à 1918 était censée ranimer l’enthousiasme défaillant. Je ne haïssais pas plus les Français, les Anglais et les Russes que les supporters de Portsmouth ne haïssent les joueurs de Wolverhampton. Il va de soi que je leur souhaitais la défaite et l’humiliation, mais comme l’inévitable revers de la victoire et du triomphe de mon parti.

Jusqu’à : … La génération nazie proprement dite est née entre 1900 et 1910. Ce sont les enfants qui ont vécu la guerre comme un grand jeu, sans être le moins du monde perturbés par sa réalité ».


S’interroger sur les conséquences de la guerre sur les jeunes générations est possible à partir de ce passage. Les exaltations et les frustrations des adultes, les répercussions des souvenirs vécus pendant les conflits sont des interrogations possibles. Cela est d’autant plus intéressant que les élèves ouvrent le travail sur les images diffusées par la télévision à l’échelle mondiale.


Mars 1933, page 219 : Sebastian Haffner rapporte un moment vécu à la Bibliothèque de droit de Berlin.


Début du passage : « Vendredi 31 mars (…)..Je me rendis à la bibliothèque, comme si c’était un jour ordinaire(…). Aujourd’hui, j’aurais eu du mal à travailler chez moi, seul à mon bureau. Ici, c’était très facile. Les pensées ne pouvaient pas s’égarer. On était comme dans une forteresse,  ou plutôt comme dans un alambic. Nul souffle d’air extérieur ne pénétrait ici. Ici, pas de révolution.

Jusqu’à : … Quelle humiliation, que de répondre consciencieusement, au premier venu qui me le demandait, que j’étais aryen –ce à quoi je n’attachais d’ailleurs aucune valeur. Quelle honte d’acheter ainsi le droit de rester en paix derrière mon dossier ! Je m’étais fait avoir ! J’avais été recalé dès la première épreuve ! Je me serais giflé ».


Les élèves réagissent à cette discipline très rapidement inscrite dans l’esprit des individus. Les moyens manquent pour travailler à partir de ce passage sur l’inconscient collectif des Allemands de cette période de montée du nazisme.


Plus loin, l’auteur évoque, à propos de la naissance du Troisième Reich :

A partir de la page 274 :

« Qu’est-ce que l’histoire ? où se joue-t-elle ?(…) L’histoire de la décennie présente apparaît alors comme une sorte de tournoi d’échecs entre Hitler, Mussolini, Tchang Kaï-chek, Roosevelt, Chamberlain, Daladier et quelques douzaines d'autres hommes dont les noms sont plus ou moins dans toutes les bouches. Nous autres, les anonymes, sommes tout au plus les objets de l’histoire, les pions que les joueurs d’échecs poussent, laissent en plan, sacrifient et massacrent, et dont la vie, en admettant qu’ils en aient une, se déroule sans la moindre relation avec ce qu’il advient d’eux sur l’échiquier où ils se trouvent sans le savoir.

(…) Par exemple : pour quelle raison les Allemands ont-ils perdu la guerre en 1918, tandis que les Alliés la gagnaient ? (…) le fait que le « soldat allemand », celui qui composait la majorité d’une masse anonyme de dix millions d’hommes, a cessé soudain d’être disposé à risquer sa vie à chaque attaque et à tenir ses positions jusqu’au dernier homme. Où s’est joué ce changement décisif ? Nullement dans des rassemblements massifs de soldats mutinés, mais, de façon incontrôlée et incontrôlable, dans le cœur de chaque soldat allemand. (…) Ce n’est pas mon propos d’analyser ici ce processus mental qui a décidé de l’issue de la grande guerre, mais cela devrait intéresser tous ceux qui ont à cœur de reproduire tôt ou tard des mécanismes identiques ou similaires ».

Les circonstances de la guerre qui se déroule actuellement en Irak permettent de souligner les propos de l’auteur sur l’inégalité entre des soldats américains qui ne veulent pas mourir et des soldats irakiens qui sont massivement prêts à risquer leur vie à chaque conflit. Encore une fois, les images diffusées sur les tortures infligées aux soldats permettent de souligner cet aspect mental et de repérer la valeur accordée aux morts dans chacun des camps.

(…)
«  Dans l’histoire de la naissance du Troisième Reich, il existe une énigme non résolue, plus intéressante me semble-t-il que la question de savoir qui a mis le feu au Reichstag. Et cette question, la voici : où sont donc passés les Allemands ? le 5 mars 1933,  la majorité se prononçait encore contre Hitler. Qu’est-il advenu de cette majorité ? Est-elle morte ? A-t-elle disparu de la surface du sol ? S’est-elle convertie au nazisme sur le tard ? Comment se fait-il qu’elle n’ait eu aucune réaction visible ?

Tous mes lecteurs, ou presque, auront connu tel ou tel Allemand (...) et se demanderont avec stupéfaction : Que sont-ils devenus ? Font-ils vraiment  partie de cette maison de fous ? Ne voient-ils pas ce qu’on fait d’eux et ce qu’on fait en leur nom ? Vont-ils jusqu’à l’approuver ? Qu’est-ce que c’est que ces gens-là ? Que faut-il penser d’eux ?

En fait, ces énigmes cachent des mécanismes et des vécus psychologiques singuliers –des processus très étrangers, très révélateurs, dont les répercussions historiques sont encore incertaines. C’est à eux que j’ai affaire. On ne les domine pas sans les suivre jusque là où ils se déroulent : dans la vie privée, dans la façon personnelle de sentir et de penser de chaque Allemand pris individuellement. Il s’y déroulent d’autant plus que depuis longtemps l’Etat conquérant et vorace, après avoir fait place nette sur la scène politique, s’est avancé jusque dans les domaines autrefois privés, et travaille à traquer et à y asservir son adversaire, l’homme récalcitrant. »

Ce passage intéressant à bien des égards peut-il être considéré comme sa réflexion personnelle de témoin de la période ? Faut-il, une fois de plus considérer ces remarques comme une réponse d’un non-engagement, permettant une fois de plus de relever aucun passage sur  la résistance existant en Allemagne ?


BIBLIOGRAPHIE


OUVRAGES GENERAUX SUR LA MONTEE DU NAZISME :

H. Arendt, le système totalitaire. Paris : le Seuil, 1973.
N. Frei, l’Etat hitlérien et la société allemande 1933- 1945. Paris : le Seuil, 1994
I. Kershaw, qu’est-ce que le nazisme ? Paris : Gallimard, 1992.
I Kershaw, l’opinion allemande sous le nazisme, Bavière  1933-1945. Paris, CNRS, 1995.
G.L. Mosse, Nazi culture, intellectual, cultural and social life in the Third Reich. London : Allen, 1996.
P. Reichel, la fascination du nazisme. Paris : Jacob : 1993.

TEMOIGNAGES :

S. Haffner, Histoire d’un Allemand, souvenirs 1914-1933. Actes Sud, 2003.
E. Kruger, Un bon Allemand. Editions Babel, 1993.
Actions sur le document
CONTACTS

ECEHG

Institut national de recherche pédagogique
19 allée de Fontenay
BP 17424
69347 LYON Cedex 07

Tél. 04 72 76 61 00
Fax 04 72 76 61 10

enseigner-apprendre@inrp.fr

Equipe

Responsable et chargée de recherche
Corinne Bonafoux, Maitre de conférence à l'Université de Chambéry

Chargées d'études

  •  Sophie Ernst, PRAG