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Apprendre à résister au mal

Une réflexion sur les apprentissages qui préparent les hommes à résister au mal et à l'inhumain. par Jean-François Forges (Histoire-Géographie)

Résistances


On sait que pendant la Seconde Guerre mondiale, certains Français ont décidé d’entrer un jour dans la Résistance. Beaucoup l’ont fait dans l’indignation de la présence de soldats étrangers dans leur pays. Par exemple, un des plus grands chefs de la Résistance, Henri Fresnay, combattait ceux qu’il appelait le plus souvent « les boches », comme en 1914. La conscience de la nécessité de s’opposer non seulement à l’envahisseur mais aussi à la barbarie spécifique des nazis n’est sans doute pas apparue dès l’origine dans l’esprit des résistants. Ce sont surtout des représentants de la Résistance spirituelle, dont Gilbert Dru est une des plus hautes figures, qui ont souligné la nécessité morale, au-delà du simple patriotisme, de s’opposer au national-socialisme. De fait, il n’y eut que peu de résistance contre le nazisme en tant que tel. Lorsqu’en juillet 1938, à la conférence d’Evian, le monde s’est fermé à l’accueil des juifs allemands, personne ne semblait avoir bien conscience de leur situation particulière dans l’Allemagne de Hitler. On refusait les réfugiés en général, ceux-là comme les autres. Et même dans le courant de la guerre, la prise de conscience de la réalité de la Shoah a été difficile. Seules les usines se trouvant à proximité des camps ont été bombardées et non les voies ferrées ni les installations de l’extermination.

La Résistance a impliqué d’abord une conscience forte de solides valeurs morales. Quand on lit le journal d’adolescente résistante de Denise Lallich, Demain il fera beau, on voit que dès son enfance sa conception de la justice et de l’égalité la conduit à une attitude de résistance ne serait-ce qu’à propos du rôle assigné aux filles dans la société traditionnelle. La première indignation est le premier acte de résistance même si l'on n'encourt encore aucun risque sérieux pour soi-même.

L’image classique de la Résistance est souvent héroïque et aventureuse. Par exemple dans la première scène du film de Claude Berry Lucie Aubrac, on voit son mari, Raymond, faire dérailler un train, ce qu’il n’a jamais fait dans la réalité.

Transporter ou distribuer des tracts furent souvent les premiers actes de la Résistance. Même si les acteurs n’en étaient pas toujours conscients, ils couraient, pour des actes en apparence assez anodins, des risques extrêmes et il leur fallait déjà un courage exceptionnel. C’est ce courage, par exemple, qui fut celui de jeunes parisiennes dont les archives de la police française conservent les noms, qui pensèrent qu’elles ne pouvaient pas accepter l’obligation du port de l’étoile jaune par les juifs et qui décidèrent, un matin, de sortir de chez elles pour en faire la dérision. Arrêtées, elles furent enfermées à la caserne des Tourelles à Paris. Le bureaucrate de l’époque a indiqué les raisons de l’arrestation de ces « aryennes amies des juifs » : « portait sur son corsage un insigne jaune en forme de rose », « avait attaché un insigne juif au cou de son chien », « portait un insigne blanc sur lequel était écrit le mot Danny », « portait une étoile avec l’inscription Papou » etc… Dans un temps où les Allemands cherchaient souvent des otages à déporter ou à fusiller parmi les prisonniers en représailles d’un attentat, un acte de courage aussi simple pouvait coûter la vie.

Pour aller plus loin encore, cacher un parachutiste anglais, un résistant, cacher un juif, étaient au même titre que les actions militaires des actes de Résistance longtemps ignorés comme tels. Les paysans du Chambon sur Lignon ont caché des juifs par milliers. Interrogés par Pierre Sauvage dans son film Les armes de l’esprit, ils récusent avoir fait un acte de résistance héroïque et délibérée. Ils ne comprennent pas que faire simplement son devoir puisse être considéré comme un acte digne d’être immortalisé dans un film. Ce fut une action naturelle et nécessaire dont on n’a pas à être particulièrement fier. Les paysans protestants du Chambon ont seulement agi en fonction des valeurs morales inscrites dans leur esprit − ils le disent explicitement − par leur lecture de l’évangile. Ils ont pris les mots au pied de la lettre. Même s’ils avouent avoir eu peur, leurs valeurs étaient plus puissantes que leur peur. Or, à la même époque, les hiérarchies religieuses européennes ( à quelques brillantes exceptions près ) n’ont pas trouvé dans leurs valeurs l’exigence d’une protestation et d’une action claire et intransigeante. Les paysans du Chambon avaient la conviction qu’il faut résister au mal. Mais, contrairement à ces hommes simples, certains de ceux dont le métier était de distinguer le bien du mal n’ont pas su reconnaître dans le nazisme une manifestation pourtant particulièrement évidente du mal. Le communisme stalinien, certes, était aussi une forme du mal. Mais elle était plus subtile et tenait un discours de paix et de communauté fraternelle universelle qui a pu tromper beaucoup d’esprits généreux mais aveugles.


On connaît quelques manifestations de résistance dans le camp des bourreaux eux-mêmes. Lors d’un massacre d’enfants juifs à Bielaia-Tserkov, en Ukraine, en août 1941, un officier de la Wehrmacht, Helmut Groscurth, a tenté de sauver les enfants. Il lui fallait un prétexte militaire pour être entendu par ses supérieurs. Il soutint, en vain, que l'assassinat des enfants troublerait trop le moral de ses soldats témoins du massacre, en particulier ceux qui étaient mariés et pères de famille. Même Auguste Häfner, le SS qui conduisit les enfants à la mort a eu un moment de faiblesse, comme il l’a raconté lors de son procès après la guerre, lorsqu’une petite fille blonde quitta le groupe des enfants pour lui prendre la main. Un autre officier, Klaus von Stauffenberg a tenté de tuer Hitler le 20 juillet 1944, sans doute bien tardivement, quand la guerre est apparue comme certainement perdue. Mais il a pris sa décision au nom de ses valeurs catholiques devant les crimes commis par les hitlériens en Union soviétique. Kurt Gerstein, pourtant un SS, lui aussi au nom de ses valeurs catholiques a tenté d’avertir le Vatican et le reste du monde de ce qu’il a vu du fonctionnement des chambres à gaz de Belzec. Même certains − très rares − parmi les membres des Einsatzgruppen refusèrent d’agir quand ils comprirent qu’ils devaient non seulement tuer des commissaires politiques communistes mais aussi des juifs, hommes, femmes et enfants sans défense. Un historien américain, Christopher Browning, montre que ce refus n’a été définitif qu’en raison de valeurs traditionnelles militaires, humanistes ou chrétiennes. Ceux qui ont refusé en raison de leur seule sensibilité physique ne l’ont pas fait durablement. Les nazis comprenaient d’ailleurs ces aspects de la faiblesse humaine. Himmler lui-même a failli s’évanouir en assistant à une fusillade.

Les témoignages sur les massacres au Rwanda, réunis par Jean Hatzfeld dans son livre Une saison de machettes, présentent un grand nombre d’exemples de ces difficultés dans les débuts du crime puis de l’accoutumance, peu à peu, à la violence extrême. Beaucoup des témoins de la guerre d’Algérie ou celle du Vietnam évoquent la rapidité de l’accoutumance et la volatilité des valeurs morales. Dans le film de Bernard-Henri Lévy, Bosna, on voit un jeune milicien serbe qui raconte comment il a appris à trancher la tête des prisonniers en s’exerçant d’abord, et avec bien des difficultés, sur des porcs. On ne sait pas de quelle manière les miliciens du groupe Tawhid wal Djihad du jordanien Abou Moussab Al-Zarkaoui ont fait leur apprentissage des assassinats par décapitation.

Ce n’est pas le dégoût physique qui arrête le crime mais seulement des valeurs morales.


Pourtant la guerre dans tous les cas, mauvaise ou nécessaire comme celle contre les nazis, suspend la morale ordinaire et il est trop tard, pour les soldats, de résister dans les combats au nom des valeurs morales absolues du respect de la vie. Peut-être les aviateurs américains qui lancèrent la bombe atomique sur Hiroshima où, plus simplement, qui bombardèrent Lyon, ont-ils pensé qu’ils allaient tuer des enfants innocents. Mais le but de l’action, l’intention n’étaient pas, comme pour les nazis, la mort des enfants. Le but militaire de la victoire permettait d’admettre moralement des « dommages collatéraux ». En septembre 2004, un char Bradley a été attaqué et immobilisé par une voiture piégée, à Bagdad. Ses occupants n’ont pas eu le temps de le détruire pour en éviter le pillage et c’est l’aviation qui en fut chargée. Mais quand les hélicoptères sont arrivés, quelques minutes plus tard, des civils, avec des enfants joyeux, étaient rassemblés autour de l’épave du blindé et le missile d’un Apache a détruit non seulement l’armement peut-être encore intact du Bradley mais aussi les gens rassemblés autour.

Pour affronter cette complexité, la question est donc la transmission des valeurs morales. Or personne ne sait comment on fait pour transmettre des valeurs morales. On peut seulement savoir les conditions nécessaires et la première de ces conditions est, bien entendu, de les respecter soi-même.


Il s’agit donc d’une question d’éducation. La revue des Jésuites Études, en avril 2004, a réactivé, sans repentance, un ancien scandale en faisant l’éloge d’une école de Versailles célèbre au début des années 1990 pour ses pratiques indignes (et généralisées à l’époque) qui, sous le nom des bizutages, rompait brutalement avec une tradition humaniste, chrétienne et personnaliste que certains pensent être celle des Jésuites. Certes les valeurs sauvages du hurlement, de la soumission au groupe, de l’humiliation et de l’avilissement ne sont pas les nôtres. Pourtant ce ne sont pas des adultes qui se sont aperçus de cette transgression des valeurs fondamentales mais ce sont des étudiants et en particulier Aude Wacziarg qui fut véritablement une résistante contre une forme de fascisme dont elle fut elle-même victime. Elle a compris qu’il est parfois nécessaire d’être capable de se compromettre et de résister en écrivant son indignation dans son livre Bizut  et en alertant l’opinion. Les éduqués furent, en l’occurrence, supérieurs moralement aux éducateurs. Des étudiants ont su déceler la perversion et le discours captieux de ces « éducateurs » qui prétendaient enseigner le respect et améliorer le monde. Il y a en effet des valeurs élémentaires que les instituteurs tentent de transmettre aux enfants. Par exemple : on ne touche pas au corps des autres sans leur consentement. On imagine la stupéfaction d’Aude Wacziarg, ayant reçu dans sa jeunesse cet enseignement du respect, se retrouvant dans un monde étroit et borné, selon le mot de Pierre-Gilles de Gennes, dont l’ambition était sans doute de former non pas des citoyens pour la démocratie mais des gardiens pour la prison d’Abou Ghraib.


Le combat et la résistance continuent. Il y a dix ans personne, ni l’église catholique, ni la France, ni les Nations-unies n’ont pu ou voulu résister au déchaînement de la fureur barbare au Rwanda. C’est une part du mal d’aujourd’hui qu’il ne soit plus possible de croire, comme en 1945, à l’incantation du « plus jamais ça ». On sait maintenant que la Résistance est toujours nécessaire. Il y a soixante ans, les gens étaient comme aujourd’hui. Tout le monde ne savait pas comment faire dérailler un train, mais tout le monde savait, comme les paysans du Chambon, comment protéger un enfant.

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