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Un pédagogue dans le ghetto de Varsovie.

Va et vient entre passé et présent, à partir des écrits de Janusz Korczac, pédagogue célèbre dans l'entre-deux guerres, directeur de l'orphelinat du ghetto de Varsovie et mort assassiné à Treblinka avec ses enfants en août 1942. Par jean-François Forges (Histoire-Géographie)


Janusz Korczak, aujourd’hui


Le pédagogue polonais Janusz Korczac (1879-1942) fut célèbre dans le monde entier dès avant la deuxième guerre mondiale par ses livres pour enfants et ses ouvrages pédagogiques, ses causeries à la radio polonaise, sa direction d’orphelinats pour enfants catholiques et enfants juifs. Ses idées sont largement reprises dans la Déclaration des Droits de l’enfant des Nations Unies (1989).

On sait qu’il n’a pas abandonné les 200 enfants juifs dont il avait la responsabilité dans son orphelinat du ghetto de Varsovie. Il a été assassiné avec les enfants dans les chambres à gaz de Treblinka le 5 août 1942.


Il ne s’agit pas d’accomplir un simple exercice d’admiration à propos de Korczak. Ce que l’on peut dire de sa pensée pédagogique implique la nécessité de sa mise en pratique réelle, aujourd’hui.


La violence


Un principe général : différer la violence. « Donne des coups, mais tâche de les rendre moins forts, continue à piquer tes colères, mais pas plus d’une fois par jour  ». Dans La petite Revue, Korczak donne à un enfant battu par ses parents le conseil de leur dire de le faire « dans une demi-heure. Ça leur donnera le temps de se calmer ». Et dans le journal du ghetto il écrit : « vous souhaitez mourir : rendez-vous d’ici dix jours  ».

Il est bien clair que, dans les collèges, dans les lycées où règne la violence (agression, insécurité, racket) il est impossible de rien transmettre d’éducatif dans le sens de ce qu’on nomme, aujourd’hui, la citoyenneté. Quant aux élèves, souvent très peu nombreux, qui empêchent la vie sociale au point de porter préjudice aux autres, car tous les enfants ne sont pas nécessairement bons, il faut essayer de les convaincre d’être calmes, de les séduire ou de les isoler. Si, malgré tous les efforts, on échoue, que peut-on faire ? Nous savons que Korczak a été affronté à cette question. Il n’a exclu que très peu d’enfants de son orphelinat. Mais il savait qu’il faut parfois faire taire son idéalisme et se décider à écarter un enfant pour protéger les autres. En juillet 1942, Korczak écrit à la police juive du ghetto de Varsovie pour qu’elle emmène le petit Adzio, retardé, indiscipliné, malveillant, qui menace l’équilibre de la communauté de son orphelinat (même au prix que la police juive laisse les Allemands conduire Adzio à l’Umschlagsplatz d’où les trains partent pour Treblinka ).


Le respect


Un professeur, une institution qui ne respectent pas les élèves peuvent, sans doute, enseigner des faits. Ils ne peuvent, bien évidemment, pas apprendre le respect. En exigeant la déférence mutuelle des élèves et des professeurs, on ne menace pas l’institution scolaire  . On lui permet, au contraire, de transmettre des valeurs.

Le pire est atteint lorsque des “éducateurs” tolèrent que les élèves ne se respectent pas, voire même les incitent à ne pas se respecter. Contre les lois de la République, on sait que des écoles avaient institué des pratiques criminelles de sévices et d’humiliations sur les nouveaux élèves et étudiants, en particulier au début des années 90. Ces bizutages sont, maintenant, enfin clairement condamnés par le ministère de l’Éducation nationale au nom de la morale et du code pénal. Ils n’ont, hélas, pas disparus pour autant. Les écoles des bizuteurs ne peuvent transmettre que les valeurs de la loi de la meute, de l’écrasement des faibles, du culte de la force, de la constitution de castes méprisantes et sans scrupules, c’est à dire les valeurs de nos pires ennemis.

Il faut souligner, que les premiers à avoir pris conscience de l’effondrement moral de certaines de ces “grandes écoles” sont des étudiants  et non pas des professeurs, ni des directeurs, ni des responsables de l’enseignement catholique concerné par ce problème, ni des responsables de l’Éducation nationale. Ce n’est pas Korczak qui aurait été étonné de cette manifestation de la supériorité morale des éduqués sur de prétendus éducateurs…

Les enfants, dit Korczak, ont le droit qu’on respecte leurs chagrins, « ne serait-ce que la perte d’un caillou  ». Ils ont le droit de vivre mais aussi le droit de mourir prématurément. « Tous les arbrisseaux ne deviennent pas des arbres  ». Il faut ajouter aussi le droit de ne pas souffrir s’il est possible d’atténuer leurs souffrances. Au nom du Ministère de la santé, Bernard Kouchner avait remarqué, le 13 novembre 1998, qu’on ne prenait pas assez en compte la souffrance des enfants dans les hôpitaux français. Il avait annoncé la création d’un plan triennal de lutte contre la douleur. C’était un bon projet, mais, depuis des décennies, on déplore régulièrement que la médecine française ne s’attache qu’accessoirement à lutter contre la douleur, en particulier celle des enfants.


Transmettre aux enfants la mémoire et l’histoire de la Shoah


L’amour et le respect dû aux enfants imposent de leur dire la vérité sur le monde, sur la vie mais aussi sur la mort, sur la Shoah. Les enfants ont droit à la vérité. On a vu se développer avec un certain succès l’idée qu’il faut épargner aux enfants la transmission de la mémoire et de l’histoire de la Shoah. Il est très remarquable que, dans les livres pour enfants de Korczak, le problème de la mort n’est pas éludé. Le roi Mathias voit mourir ses parents ou son ami-canari, la reine Kampanella est dévorée par des cannibales, et Mathias, lui-même, meurt à la fin du livre. Dès le début de La Gloire, Korczak prévient ses jeunes lecteurs que deux des enfants, héros du livre, Viki et Pucette vont mourir au cours du récit. Ainsi on n’approuvera pas un père qui inventerait une histoire destinée à faire croire à son fils que le monde n’est pas tel qu’il est, que les informations télévisées, par exemple sur les crimes de Sierra Leone , ne montrent qu’une parodie ou, de la même façon, que le monde du Lager pouvait être imaginé comme une sorte de jeu et qu’on pouvait dire « la vie est belle » dans un camp de concentration. Je suis bien persuadé que Korczak n’a pas bercé d’illusions les enfants du ghetto et qu’il ne leur a pas dit, lorsqu’ils furent emmenés par les Allemands, le 5 août 1942 au matin, qu’ils allaient à leur colonie d’été de Petite rose comme au temps où ils vivaient dans l’orphelinat de la rue Krochmalna.

C’est pourquoi, adossé à la pensée de Korczak, on peut décider de transmettre, dans la vérité, l’histoire de la Shoah. Mais il y a deux conditions nécessaires : respecter et aimer les enfants. La transmission ne peut se faire qu’avec prudence et délicatesse dans une ambiance de respect et d’absence de violence.

Si on se place dans le projet de la transmission de la mémoire et de l’histoire de la Shoah, nous savons bien que cette connaissance est un traumatisme. Tout traumatisme n’est pas à proscrire. Qu’il y ait dans la vie d’un adolescent un “ événement ” qui serait la révélation de ce qui est advenu n’est pas à éviter toujours. Mais il faut que le traumatisme soit positif. Il faut qu’il aide à grandir et à affronter la réalité. La démarche pédagogique est de chercher des médiations entre les enfants et cette réalité. Une œuvre d’art est la seule médiation possible parce qu’elle est, par définition, créatrice d’humanité, c’est à dire pouvant conduire à des postures de vigilance et de résistance. Lorsque Korczak veut parler de la mort aux enfants, il le fait par l’intermédiaire de pièces de théâtre. Le samedi 18 juillet 1942, à 16 heures 30 précisément, les enfants du ghetto jouent Amal ou la lettre du roi de Rabindranâth Tagore. Amal, un orphelin, meurt en rêvant qu’il s’envole vers un autre pays, au-delà des étoiles.

Ainsi pour parler des Lager et de la Shoah, il s’agit bien entendu de donner, en classe, de l’information, de l’enseignement. Mais l’histoire n’épuise pas un tel sujet. Il s’agit aussi de toucher la conscience profonde. La connaissance de la Shoah est un apprentissage qui peut se réaliser dans la solitude. Des médiations sont nécessaires comme le théâtre de Tagore pour parler de la mort. Primo Levi et Claude Lanzmann ont créé les médiations les plus puissantes pour parler des Lager et de la Shoah. Le professeur doit conduire vers ces médiations de telle sorte que l’élève, le moment venu pour lui – il sera peut-être alors adulte, quelques années plus tard – lise Primo Levi et regarde au cinéma le film de Claude Lanzmann. En particulier Shoah est une œuvre pédagogique en ce sens que Lanzmann révèle la vérité mais aussi apporte une aide pour la supporter ne serait ce que par sa présence forte mais discrète – il est rarement dans le champ  – tout au long du film.

Que l’on affronte le récit terrifiant que nous fait Lanzmann de la mort à Treblinka.

Que l’on imagine, dans ce récit, Korczak et les enfants.

C’est la manière même de Korczak : dire aux enfants que la vérité est quelquefois terrible, que, nous-mêmes, nous ne sommes pas capables de l’affronter sans fléchir, mais qu’ils ne seront jamais abandonnés.


Éducation


Korczak, dans une belle phrase dit que le professeur fait entrer quelque chose dans la tête d’un enfant, l’éducateur en fait sortir quelque chose . La raison de transmettre des valeurs n’est nullement une volonté de faire la morale. Elle repose sur la simple constatation que, lors des massacres, par exemple commis par les policiers du 101ème bataillon décrit par Christopher Browning, les rares hommes qui refusent  le crime sont ceux qui ont des valeurs, qu’ils soient croyants, chrétiens catholiques, protestants ou seulement qu’ils aient des valeurs humanistes . Si on ne peut absolument rien tirer de la mort ou de la Shoah, on peut tirer des valeurs des œuvres d’art qui parlent de la mort ou de la Shoah. Certes, Korczak n’est-il pas parvenu à sauver les enfants, pas davantage que sa littérature n’a sauvé Primo Levi. Nous savons donc que le combat est difficile et qu’il est possible que nous soyons vaincus. Les enfants l’apprennent au récit de la vie et de la mort de Korczak et de Levi. Cet enseignement fait partie de la vérité que nous avons le projet et le devoir de transmettre.


Conclusion


Je voudrais faire deux remarques, en conclusion, à propos d’une image et d’un récit sur la Shoah.

On lit dans “ Comment aimer un enfant ”, dans le chapitre sur l’enfant et sa famille, que Korczak déconseille d’emmener de trop jeunes enfants au cinéma. Il raconte l’attitude de cet enfant qui ne comprend rien à ce qui se passe dans le film et soudain s’écrie “ Oh! le chien ” parce qu’un chien, que les spectateurs adultes, trop pris par l’histoire, n’ont pas vu, est apparu, dans un coin de l’écran. Korczak explique que l’enfant a enfin remarqué un être qui fait partie de son univers dans un film dans lequel il est totalement un étranger.

Par cette histoire d’un enfant et d’un chien, je veux en venir à une scène d’un massacre par les Einsatzgruppen .

Il y a peu d’images de la Shoah. Seul un film réalisé sans doute dans un des pays baltes montre des hommes, des Juifs, contraints de monter dans un camion. Le plan suivant montre une fosse dans laquelle se trouvent des hommes qui tombent sous les balles d’autres hommes en uniforme militaire, debout au bord de la fosse. A la fin de la courte séquence, un chien traverse le champ. J’avais tenté d’expliquer pourquoi ce chien m’avait autant frappé. Était-il ce chien dont parle Lévinas, ce chien bon et fidèle, le dernier être kantien de toute l’Allemagne ou le signe du désintéressement dont parle Buffon quand il dit que le chien est le seul être capable d’aimer un homme plus qu’il ne s’aime lui même ? Si ce chien nous frappe autant, dirait sans doute Korczak, c’est parce qu’il est le seul être du film qui peut rappeler la vie normale tant les victimes elles-mêmes sont réduites par les bourreaux à des silhouettes qui font oublier qu’elles avaient une vie quotidienne de joie et de peine, de disputes et d’amours ordinaires. Ne parlons pas des bourreaux. Seul le chien nous rappelle notre monde normal.

Enfin, je veux évoquer le récit d’un événement qui s’est déroulé à Biela-Tserkov, pendant l’été de 1941. Les Allemands avaient tués les Juifs adultes, d’abord les hommes, puis les femmes. Les enfants furent emprisonnés dans une maison d’où leurs cris alertèrent des soldats de la Wehrmacht qui s’indignèrent d’un tel traitement, appliqué à des enfants. Les chefs SS et l’État major de l’armée s’indignèrent, à leur tour mais pour d’autres raisons, de cette incompétence de maltraiter publiquement des enfants, compte tenu de la malheureuse trop grande sensibilité de la troupe. Il fallait tuer les enfants discrètement. Comme ni les SS, ni les Waffen SS ne voulurent accomplir cette tâche détestable, il fut décidé que ce serait les miliciens ukrainiens qui devraient tuer les enfants. Le vendredi 22 août 1941, à 16 heures, l’Obersturmfürer August Häfner était parmi les SS qui accompagnèrent les enfants vers le lieu discret de leur assassinat. Une petite fille blonde quitta le groupe des enfants, marcha vers lui et avant qu’il ait pu réagir, lui prit la main. Il a dit, à son procès, à Darmstadt, en 1973 (au terme duquel il a été condamné à 8 ans de prison) que ce fut l’événement qui l’a le plus marqué et traumatisé au cours de la guerre.

Les enfants font confiance aux adultes, fussent-ils des SS dont l’existence n’est pas pensable dans l’univers réel, même si les enfants savent qu’il existe des monstres et des ogres dans les contes. Les enfants pensent, comme Pascal, que le propre de la force, c’est de les protéger. On fera de la trahison de la confiance des enfants un des plus grands crimes qu’on puisse commettre. Korczak, sans illusion béate ni allégresse hypocrite – il ne fait pas l’impression d’avoir été, au moins hors du regard des enfants, un homme très gai – a exprimé, par sa vie et par sa mort, qu’il était, par excellence, digne de la confiance des enfants. Admirer Korczak signifie s’efforcer d’être digne de la confiance des enfants.



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